Dr Djiberou Mahamadou Abdoul Jalil
De retour des assises de la conférence AIES (AI, Ethics, and Society), ou IA, Éthique et Société, qui s’est ténue du 20 au 22 octobre à Madrid, en Espagne, Dr Djiberou Mahamadou Abdoul Jalil nous a accordé un entretien sur sa participation à cette conférence internationale sélective. Cette année, sur 748 travaux de recherche soumis, seulement 35% ont été sélectionnés pour être présentés, dont le sien, faisant de lui le premier spécialiste nigérien sur l’IA à être honoré à un tel sommet. Le jeune enseignant et chercheur au Centre d’Ethique Biomédicale de l’Université de Stanford, aux Etats-Unis d’Amérique, revient exclusivement pour l’ONEP sur sa présentation faite à la conférence AIES et sur l’importance de l’IA pour le Niger, la Confédération AES et l’Afrique dans son ensemble.
Docteur, quelle est l’importance de la Conférence AIES pour les chercheurs et acteurs de l’IA à travers le monde ? Est-elle réputée être sélective ?
La conférence AIES est une conférence annuelle internationale, où les chercheurs et acteurs en éthique de l’IA présentent leurs travaux de recherche. Pour rappel, l’éthique de l’IA étudie les impacts négatifs de l’IA et les moyens de les atténuer. Ces impacts peuvent êtres humains, juridiques, sociétaux et environnementaux. Cette conférence contribue à promouvoir le développement et l’utilisation responsable de l’IA en publiant les travaux des chercheurs. C’est l’une des conférences en IA les plus sélectives au monde.
Quelles sont les parties saillantes de votre présentation à la conférence et surtout, quelles sont les innovations que vos conclusions apportent à la société en général ?
Ma présentation avait porté sur l’identification de groupes vulnérables aux impacts négatifs de l’IA, notamment les groupes susceptibles d’être défavorisés par l’IA. Ce phénomène est communément appelé biais algorithmique. Par exemple, si les données utilisées pour entraîner une IA ne sont pas représentatives de toutes les populations, l’IA peut défavoriser celles qui sont les moins représentées. Je me suis intéressé à la manière dont les chercheurs et acteurs de l’IA ont défini ces populations. Mes travaux montrent que ces populations ont été majoritairement définies avec les attributs démographiques protégés aux Etats Unis (US) tels que la race, l’ethnie, et l’âge. Ces attributs sont protégés par des lois américaines pour éviter différents types de discrimination, tels que le racisme. Les chercheurs et acteurs de l’IA considèrent que les populations définies par ces attributs sont les plus susceptibles d’effets négatifs de l’IA. Ceci pose plusieurs problèmes, par exemple, l’IA peut discriminer en fonction des facteurs socio-économiques ou du type et du statut de leurs maladies dans le domaine de la santé. D’autre part, des travaux de recherche montrent aussi que la définition de la vulnérabilité est contextuelle, c’est-à-dire que les populations vulnérables peuvent varier d’un contexte à l’autre ou même d’une IA à une autre. Par exemple, des travaux montrent que l’IA peut discriminer selon la langue parlée en Afrique et les castes en Inde. Ainsi, les conclusions de ma présentation invitent les chercheurs et les acteurs de l’IA à définir les populations vulnérables en fonction du contexte. Ceci peut être fait en engageant les usagers de l’IA et les experts tels que ceux en éthique de l’IA ou les proches soignants dans le domaine de la santé qui peuvent aider les développeurs d’IA à identifier ces populations.
Dans quels domaines peut-on appliquer ces connaissances au Niger et dans l’AES ?
Les connaissances résultantes de mes travaux de recherches peuvent être appliquées dans tous les domaines d’application de l’IA au Niger et dans l’AES tels que l’éducation, l’agriculture, la santé ou même la défense. Elles permettront de dire qui dans l’AES, au Niger, à Niamey, ou même au quartier Bobiel ou à diffèrent niveau de granularité, l’IA peut impacter négativement.
Dans le même sens, qu’est-ce qui peut être fait, toujours dans cette démarche, pour intégrer l’IA dans la lutte contre le terrorisme et la pauvreté au Niger et au Sahel, ainsi que dans la promotion de la paix et de la cohésion sociale ?
Le développement d’un écosystème favorisant l’adoption et l’utilisation de l’IA sera nécessaire pour l’intégrer à la lutte contre le terrorisme et la pauvreté au Niger et au Sahel, ainsi qu’à la promotion de la paix et de la cohésion sociale. Ceci inclut la disponibilité de données et la mise en place d’infrastructures pour entraîner les modèles d’IA, l’éducation des futures générations dans le domaine de l’IA et surtout amener les jeunes à tester et utiliser ces technologies, par exemple à travers des conférences et des hackathons. Je me réjouis beaucoup de voir que le Niger et l’AES sont sur cette voie. Par exemple, des jeunes Nigériens ont récemment créé Qwiper, une entreprise qui développe des IA souveraines.
Pourquoi est-il si important, dans les recherches sur l’IA, de privilégier le travail en groupe ?
Les collaborations dans les recherches sur l’IA sont importantes à plusieurs niveaux. Elles peuvent permettre d’innover rapidement et de rester compétitif. Le domaine de l’IA évolue très rapidement, à défaut d’être en mesure de développer des systèmes d’IA soi-même, il y a des forts risques de devenir purement consommateur des technologies que les autres développent et être à leur merci. Par exemple, les USA ont mis en place des mesures pour limiter la vente de calculateurs utilisés pour entraîner les modèles d’IA dans certains pays pour maintenir leur dominance dans le domaine. Les pays de l’AES ont la capacité de développer leurs propres systèmes d’IA. Par exemple, ils peuvent créer des plateformes centralisant les données (ex. : de santé, agricoles) disponibles pour favoriser leur utilisation dans le développement de l’IA. Ces pays peuvent co-investir dans l’acquisition de calculateurs tels que les GPU (Graphical Processing Units) pour entraîner les modèles d’IA. Ces pays peuvent également créer des environnements propices à la collaboration de leurs chercheurs en IA grâce à des subventions de recherches. Dans le contexte de la vulnérabilité, comme indiqué ci-haut, plusieurs parties prenantes peuvent contribuer à définir les populations vulnérables à diffèrent niveau de granularité.
Quelle est, selon vous, la place du Niger dans le secteur de l’IA actuellement et dans le futur ?
Le Niger, ainsi que plusieurs pays africains, développent des stratégies nationales en matière d’IA qui permettront à ces pays d’être leaders dans ce domaine. Ces pays ont des avantages considérables, à savoir leurs données. La donnée vaut plus que de l’or dans l’ère de l’IA. Actuellement, les données sur lesquelles sont entraînées les IA telles que ChatGPT arrivent à saturation, c’est-à-dire que presque les mêmes données, par exemple les données publiques sur le net, sont utilisées pour entraîner les IA. Ces données proviennent majoritairement des pays occidentaux. Il arrivera un jour où les données occidentales ne seront plus suffisantes pour entraîner les IA et la quête des données non-occidentales commencera. L’avantage que le Niger et les pays africains ont actuellement, c’est de favoriser l’utilisation de leurs données dans l’IA par des acteurs locaux avant l’arrivée d’acteurs externes. Au-delà de cette dimension, je vois le Niger devenir un leader en IA pour l’agriculture. L’agriculture représente 43% du PIB de notre pays. Nous pouvons utiliser notre savoir dans le domaine et sur nos terres pour développer des IA qui amélioreront la productivité de nos agriculteurs tout en protégeant leurs emplois.
Votre mot de la fin…
Je voudrais chaleureusement remercier l’Office National d’Edition et de Presse (ONEP) pour cette opportunité d’entretien. L’avenir de l’IA pour l’Afrique, l’AES, et le Niger est entre nos mains et le moment est propice pour développer de façon responsable des IA souveraines qui minimiseront leurs impacts négatifs sur nos populations, notamment les plus vulnérables.
Réalisé par Yahaya Souleymane (ONEP)
