M. Hamma Amadou
J’y vois au moins cinq raisons et seize causes structurelles :
- Le droit d’ingérence et l’immigration
Pourquoi le monde considère-t-il l’Afrique comme une réserve ouverte ? Ses ressources, tout le monde y revendique ses intérêts, le droit s’y servir ! Ses frontières, tout le monde les influence ! Mais quand ses habitants cherchent ailleurs les opportunités que leur propre continent ne leur offre pas raisonnablement, on leur ferme la porte. Pourquoi ce droit de puiser, mais pas celui de circuler ?
L’héritage colonial et la « mentalité de droit » acquise : La Conférence de Berlin de 1884-1885 a littéralement divisé l’Afrique entre les puissances européennes sans aucun consentement des peuples concernés. Bien que la colonisation politique soit terminée, cette mentalité de propriété et de droit d’accès aux ressources africaines persiste sous de nouvelles formes (économiques, financières, stratégiques).
Le rapport de forces inégal : Les pays industrialisés (et aujourd’hui les puissances émergentes aussi) disposent de capitaux, de technologies et d’influence diplomatique qui leur permettent d’imposer leurs termes. Les contrats d’exploitation des ressources (minières, pétrolières, agricoles) sont souvent négociés en leur faveur, face à des États parfois affaiblis par des dettes ou une gouvernance fragile.
Le « rejet de l’immigration » comme miroir du mépris envers l’Afrique : Le discours médiatique dominant dans certains pays présente invariablement l’immigration africaine comme le « problème » ou la « charge », rarement comme la conséquence de déséquilibres mondiaux que ces mêmes pays entretiennent (subventions agricoles qui ruinent les marchés locaux en Afrique, exploitation des ressources sans transformation locale créant peu d’emplois, instabilité politique parfois alimentée par des influences extérieures). C’est un déni de la relation de cause à effet et un refus de voir la responsabilité partagée.
- Le mépris et la perfidie dans les relations internationales
Ce mépris est le fruit d’un préjugé historique profondément ancré.
Pourquoi, dans le jeu des nations, les règles semblent-elles différentes pour l’Afrique ? On y voit un terrain de jeu pour les rivalités des autres, un lieu où les promesses sont faites pour être oubliées. Le mépris hérité de l’histoire s’est-il simplement recyclé en une perfidie diplomatique moderne ?
La construction raciste de l’Histoire : Pendant des siècles, la Traite négrière et la colonisation se sont appuyées sur une idéologie raciste qui présentait les Africains comme « inférieurs », « non-civilisés » et donc destinés à être dominés. Bien que cette idéologie soit officiellement rejetée aujourd’hui, ses stéréotypes continuent d’influencer inconsciemment les perceptions et les comportements dans la diplomatie, les médias et les affaires.
La Realpolitik et les intérêts nationaux : Dans le système international, les États agissent d’abord pour leurs propres intérêts. Lorsque ces intérêts (accès aux ressources, avantages géostratégiques) entrent en conflit avec le bien-être de nos populations, la puissance l’emporte souvent sur l’éthique. La « perfidie » diplomatique se manifeste par le soutien à des régimes corrompus tant qu’ils servent ces intérêts, ou par des renversements d’alliances soudains lorsque la situation change.
L’Afro-pessimisme médiatique : Les médias internationaux tendent à couvrir l’Afrique à travers le prisme des crises (guerres, famines, épidémies), en occultant ses dynamiques positives, sa croissance économique, son innovation et sa vitalité culturelle. Cette narration biaisée entretient une image misérabiliste qui justifie, en retour, une attitude paternaliste ou méprisante.
- L’impossible demande de réparations
Partout dans le monde, les grandes tragédies historiques mènent à des reconnaissances et à des réparations. C’est la règle. Pourquoi, quand il s’agit de la Traite négrière et de la colonisation en Afrique, cette règle est-elle suspendue ? Pourquoi l’Histoire aurait-elle un impôt pour certains, et une amnésie pour d’autres ?
L’échelle et la complexité historiques : La traite négrière transatlantique et la colonisation sont des crimes massifs dont les responsables directs (États, entreprises, familles) n’existent plus sous la même forme. Les États modernes sont réticents à s’engager sur une voie qui pourrait avoir des implications financières et juridiques illimitées.
La peur d’un précédent : Reconnaître officiellement le droit à des réparations pour l’Afrique ouvrirait la porte à des revendications similaires d’autres régions du monde (Caraïbes, Asie, Amériques) pour les crimes coloniaux. Les anciennes puissances coloniales redoutent cette cascade de demandes.
Un débat instrumentalisé : Les détracteurs des réparations arguent donc qu’il est difficile d’identifier les bénéficiaires et les montants, et que l’ « aide au développement » classique est une forme de réparation. Cependant, cette « aide » est souvent conditionnée et sert aussi les intérêts des donateurs.
Mon point de vue, c’est que le vrai blocage est politique : une reconnaissance officielle et des excuses sans équivoque remettraient en cause la narrative historique officielle de nombreuses anciennes puissances coloniales.
- L’incapacité à mutualiser les ressources et les efforts
La raison est cruciale et multifactorielle, mêlant héritage historique et défis contemporains.
L’héritage colonial, des économies extraverties : Les puissances coloniales ont bâti des économies tournées vers l’extraction de matières premières pour l’exportation, et non vers l’intégration régionale et la satisfaction des marchés locaux. Les infrastructures (chemins de fer, ports) reliaient l’intérieur des terres aux côtes, pas les pays entre eux.
Le nationalisme étatique et les élites : Après les « indépendances », de nombreux dirigeants ont consolidé leur pouvoir au niveau national, souvent au détriment d’une intégration régionale. Certaines élites profitent du statu quo (contrats opaques, corruption) et pourraient perdre des avantages dans un marché régional intégré plus transparent et compétitif.
Le péché originel des institutions régionales : Si des organisations comme l’Union Africaine (UA) ou les communautés économiques régionales (CEDEAO, SADC, etc.) existent, elles manquent souvent de pouvoir intégré et inclusif, de financements autonomes suffisants et sont parfois paralysées par des divergences politiques entre États membres.
La concurrence des puissances extérieures : Les puissances étrangères préfèrent souvent négocier bilatéralement avec des pays individuels, ce qui leur permet d’obtenir de meilleurs deals et d’éviter de faire face à un bloc uni et donc plus fort. Cette stratégie de « diviser pour mieux régner » affaiblit la capacité de l’Afrique à parler d’une seule voix.
- L’incapacité à s’unir et les « nouveaux héros »
La plus grande force de l’Afrique, c’est sa démographie et ses richesses naturelles. Pourtant, c’est sa plus grande faiblesse. Pourquoi ce paradoxe ?
La récompense des élites complaisantes : Nous sommes divisés. Et pire, une certaine élite est récompensée pour nous diviser. Ces dirigeants et ces influents qui bradent la souveraineté de leur pays sont célébrés à l’étranger. On les pare des titres de « partenaires fiables » ou de « réformateurs ». Ils deviennent les nouveaux héros d’un récit qui n’est pas le nôtre.
Un contraste frappant : Nos ressources partent brutes et reviennent chères. Comment peser dans la balance mondiale quand on refuse de mutualiser nos poids, et quand être « traître à sa cause » devient parfois un chemin vers la gloire internationale ?
La division n’est plus seulement un héritage historique : Elle est activement entretenue et récompensée par des acteurs extérieurs et intérieurs, ce qui rend la situation encore plus bloquée et complexe.
Finalement, notre héritage le plus toxique n’est-il pas cette frontière qui nous sépare et qui arrange tant le reste du monde, renforcé par ceux qui, parfois de l’intérieur, amplifient notre fragmentation ?
Une lueur d’espoir malgré tout !
Il est important de nuancer le tableau ci-dessus : les choses évoluent, lentement mais sûrement :
Le passeport de l’Union africaine, la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine (ZLECAf) sont des initiatives potentiellement majeures pour créer un marché unique et mutualiser les efforts, sous réserve de concrétisation effective. La construction de l’Alliance des États du Sahel peut être une formidable inspiration comme absorbeur d’inquiétude et diffuseur de confiance.
Par ailleurs, une conscience panafricaine se renforce, notamment parmi la jeunesse, qui exige une meilleure gouvernance et une plus grande souveraineté.
Des pays du continent renégocient avec plus de fermeté leurs contrats miniers et pétroliers.
Le débat sur les réparations avance, porté par des intellectuels, des artistes et des dirigeants, et gagne en visibilité sur la scène internationale.
La route est longue, mais la prise de conscience des problèmes est la première étape indispensable pour construire un avenir où l’Afrique pourra pleinement revendiquer et exercer sa souveraineté.
Hamma HAMADOU
