
Hamma Hamadou
Consciemment ou non, le rapport au travail est un élément structurel de la société et du débat public. Qu’on le veuille ou non, le travail est un transformateur de la société. Et les temps que nous avons vécus et que nous vivons encore impacteront certainement le monde du travail, à temps et à contre-temps.
Par ailleurs, malgré́ une situation défavorable sur le marché́ de l’emploi, exacerbée par le contexte économique et politique, la jeunesse, dans sa diversité́, demeure optimiste quant à l’avenir. Elle aspire à faire du travail un levier de liberté́ individuelle et de progrès social. Ce potentiel ne pourra cependant se réaliser sans une profonde réforme de l’action publique.
L’embargo financier et le blocus commercial si injustes et irréfléchis imposés à notre Nation ont agi comme un révélateur et comme un accélérateur des enjeux liés au travail chez les jeunes, qu’il s’agisse de la crise de l’emploi, des mutations du marché́ du travail ou du renouveau de leurs aspirations professionnelles. Mais qui désigne-t-on exactement à travers ce terme générique de jeunesse ?
Une jeunesse hétérogène
Cette classe d’âge n’étant pas un bloc homogène, les généralisations les plus courantes, comme la « génération 2.0 » ou l’hypothèse d’un conflit de générations, s’avèrent délicates. On peut en distinguer plusieurs sous- ensembles, eux-mêmes ramifiés en une infinité́ de nuances.
Tout d’abord, une jeunesse urbaine, diplômée, insérée dans la mondialisation, qui accède plus facilement à l’emploi mais se heurte parfois au conservatisme du monde du travail. C’est cette frange qui correspond – de manière très partielle – à l’image d’une jeunesse versatile, rejetant le modèle classique de la carrière linéaire.
Deuxièmement, une jeunesse intellectuelle également urbaine et diplômée. Malgré́ sa radicalité́ apparente, elle est avant tout en quête de sécurité́ comme contrepartie au déclassement des métiers de l’enseignement, des médias et de la culture.
Troisièmement, une jeunesse en proie à de plus grandes difficultés sociales, confrontée à la raréfaction et à la précarité́ de l’emploi dans des zones rurales enclavées ou dans des territoires situés aux marges des grands centres urbains.
Et enfin, le groupe peu visible médiatiquement mais majoritaire des jeunes actifs de la classe moyenne (agro-industriels, employés de toutes branches, artisans, commerçants, entrepreneurs), qui apportent une contribution silencieuse mais décisive à la richesse nationale.
Un mal national
La difficulté́ des jeunes à s’insérer dans l’emploi est un mal nigérien.
Sans nous attarder sur la réalité́ statistique tenace du chômage des 16-35 ans, rappelons quels facteurs freinent structurellement l’insertion professionnelle au Niger :
- Un système éducatif dont le tropisme en faveur des études supérieures au détriment des métiers pratiques conduit paradoxalement à la prolifération des emplois peu qualifiés ;
- La quasi-absence d’industrie nationale depuis quelques décennies ;
- Un tissu économique dont la concentration géographique et fonctionnelle favorise l’entre-soi et les rapports d’allégeance.
- Une régulation du marché́ du travail qui avantage les insiders (titulaires d’emplois stables) au détriment des outsiders (travailleurs précaires), parmi lesquels les jeunes sont surreprésentés;
- Le conservatisme de certains employeurs, qui se manifeste par des pratiques de recrutements frileuses et une culture hiérarchique marquée ;
- Un syndicalisme plus enclin défendre certains bastions qu’à porter la voix desdits outsiders et à se pencher sur les mutations du travail;
- Et pour affronter les conséquences de tout cela, des politiques publiques qui privilégient l’accompagnement social à l’activité économique.
On peut imaginer que ce diagnostic institutionnel résulte du choix implicite de conforter les situations acquises. Ajoutons-y la crise économique et le dérèglement du climat, et tous les éléments sont réunis pour que le plus grand pessimisme règne.
Et pourtant, hormis le cas des jeunes ni en études, ni en formation ni en emploi, on n’observe pas de réelle résignation parmi la jeune génération d’actifs. Les périodes de crises récentes ont été marquées pour beaucoup par un foisonnement de projets et d’idées nouvelles, par une soif d’entreprendre ou d’agir à son échelle en faveur du bien commun, par l’accélération de transitions professionnelles – en un mot par le bouillonnement à l’échelle individuelle – qui présente un net contraste avec la perception d’un marasme global. De quelles aspirations cette période a-t-elle été le catalyseur ?
De nouvelles aspirations
Un tournant majeur, souvent résumé par la notion de « quête de sens », consiste dans l’appréhension croissante du travail dans un environnement plus large. En témoignent par exemple l’essor de l’économie sociale et solidaire ou la conscience écologique aiguë de la nouvelle génération d’ingénieurs et de scientifiques, qui peuvent conduire à sacrifier des perspectives de carrière rémunératrices ou prestigieuses à la poursuite de finalités plus justes.
N’oublions pas, cependant, que de telles aspirations sont pour l’instant concentrées parmi les jeunes actifs les plus éloignés de la nécessité. Pour une immense majorité, la finalité première du travail demeure avec obstination celle de gagner sa vie.
Par ailleurs, l’aspiration à une liberté individuelle dans le travail s’est nettement affirmée ces dernières années :
– Une liberté économique, tout d’abord, d’entreprendre ou de choisir son entreprise et de pouvoir y prendre des initiatives.
– Une liberté, ensuite, de cumuler différentes activités sans rapport nécessaire entre elles, de tenter sa chance, de se reconvertir.
– Enfin, une liberté de circuler que le numérique ne rend plus incompatible avec l’emploi stable. Tout cela se manifeste bien par un engagement entrepreneurial persistant par le rejet massif des pesanteurs hiérarchiques, que par l’essor de la pluriactivité et du travail indépendant par l’intermédiaire de plateformes.
Quel rôle pour la puissance publique ?
L’optimisme et la vitalité des jeunes actifs ne pourront toutefois pas donner leur pleine mesure sans une réforme profonde de l’État. L’extension de la sphère publique, exacerbée par les contraintes budgétaires, atteint ses limites eu égard au mur financier qui fait peser sur les générations futures le poids des charges actuelles et passées. La simplification du paysage administratif et des contraintes bancaires, réglementaires et fiscales qui pèsent sur les entreprises sont des impératifs plus actuels que jamais.
Concernant plus particulièrement l’insertion professionnelle des jeunes, rappelons que la résolution d’un problème consiste le plus souvent à renoncer aux remèdes inefficaces qu’à tenter d’intervenir jusqu’à saturation.
Le rôle de l’État est de donner à tous les moyens d’être partie prenante des mutations en cours, en conduisant une politique ambitieuse de formation. Ces changements sont de trois ordres : elles peuvent toucher l’organisation du travail, l’évolution des compétences, ou encore l’apparition de nouvelles formes d’emploi.
Il nous faut travailler à limiter la concentration des emplois dans les grandes agglomérations et modifier l’aménagement du territoire, en renforçant l’attractivité des petites et moyennes communes et des zones en périphérie des grandes villes, par des incitations administratives et fiscales, par exemple.
Mais au-delà de l’organisation du travail, c’est toute la politique de formation et d’évolution des compétences que nous devons adapter à l’avenir du travail. Nous devons continuer d’investir massivement dans les compétences de l’ensemble des actifs, afin de permettre à chacune et chacun de trouver sa place dans le monde du travail, mais aussi d’aider nos entreprises à anticiper la transformation des métiers. L’enjeu est de rehausser le niveau de qualification des jeunes et des demandeurs d’emploi, pour leur permettre de s’insérer dans des emplois durables et de qualité. Nos dispositifs de formation doivent tenir compte aussi du fait que nos jeunes seront probablement amenés à exercer plusieurs métiers dans une même vie. C’est pourquoi, nous devons tout faire pour développer les outils permettant de faciliter les transitions professionnelles des salariés, pour leur permettre de se réorienter vers des métiers porteurs. Ce faisant, nous rendrons nos entreprises plus compétitives, en les dotant des compétences nécessaires aux métiers aujourd’hui en tensions et aux emplois qui feront l’économie de demain. Au fond, nous devons casser l’idée qu’une personne se forme une fois pour toutes dans sa vie.
Enfin, en plus de l’emploi salarié, les nouvelles aspirations à l’autonomie doivent nous inciter à mieux accompagner les formes de travail indépendant.
Nous devons chercher à tirer les leçons des années perdues, des bouleversements dans le secteur de l’emploi, et à doter nos entreprises d’outils pour y faire face avec plus d’anticipation, de résilience et de force possible.
Après tout, le travail reste plus que jamais au cœur de la création des richesses, l’emploi reste au cœur de notre société, de sa quête de souveraineté, de son dynamisme comme de ses contradictions sans cesse renouvelées que nous avons du mal à appréhender « en temps réel ».
Plutôt que de créer de nouveaux dispositifs coûteux, redondants et de pur affichage que les politiciens adorent, l’État gagnerait toujours à instaurer un climat général de liberté et de responsabilité qui permette aux jeunes de se lancer et de relever dans les meilleures conditions les défis du monde actuel : ce n’est qu’à cette condition que le Niger tirera le meilleur parti de la période qui s’ouvre, et que les promesses contenues dans les transformations économiques et sociales en cours pourront se matérialiser, au risque de sacrifier la génération actuelle voire au-delà.
Hamma HAMADOU