
Des barres de natron séchant au soleil sur le site de production de Silinké
Dans le département de Boboye, se trouve un trésor caché dans les creux sablonneux des bas-fonds : le natron. Beaucoup plus connu du grand public, ce minerai naturel, appelé « sosso » en langue zarma ou « kanwa » en langue haoussa, fait partie intégrante de la culture et de l’économie de nombreuses communautés, notamment chez les femmes. Souvent invisible dans les statistiques économiques, la production du natron est pourtant au cœur de la résilience de nombreuses familles rurales dans le Boboye. Traditionnellement utilisé dans la cuisine, pour la conservation des aliments, mais aussi dans les soins corporels ou pour la fabrication de savon, le natron occupe une place discrète mais essentielle dans le quotidien des foyers nigériens.
À Silinké, un petit hameau situé à environ 6km de Birni N’Gaouré, les femmes ont fait de la production du natron leur principal métier. Héritières d’un savoir-faire ancestral, elles perpétuent avec patience et dévouement, cette activité exigeante, non, sans la présence de quelques hommes. Ces femmes, qu’elles soient jeunes ou âgées, ne se contentent pas de produire, elles vivent du natron. Dans un Niger où la question de l’autonomisation économique des femmes reste un enjeu majeur, ces productrices de natron incarnent une forme de résilience silencieuse. Elles sont à la fois actrices de l’économie locale et gardiennes d’une ingéniosité précieuse. Ce reportage plonge au cœur de leur quotidien, entre héritage, espoir et défis, pour donner la parole à celles qui, souvent, sont dans l’ombre.
Le natron, une tradition féminine
Il est 13h sous le soleil ardent du mercredi 23 avril. Prendre le chemin vers Silinké, village niché dans les bas-fonds sablonneux, est une aventure en soi. La route, plutôt la piste, incertaine, serpente des palmiers doums à perte de vue. Sans repères clairs, nous suivons les traces de charrettes, espérant qu’elles nous mèneront à la destination souhaitée. Au loin, un modeste hameau apparaît. Et, nous nous en approchons doucement jusqu’à y arriver enfin. Là, habite une communauté vivant au rythme du natron.
Accompagnés du président des femmes exploitantes du natron, nous découvrons un univers où les femmes sont les gardiennes d’un savoir-faire transmis de mère en fille. Dès notre arrivée dans ce hameau de Silinké, l’atmosphère était chargée d’émotion. « Toutes ces personnes se sont installées ici à cause du travail du natron », nous chuchote le président. Ce hameau est composé de plusieurs cases à côtés desquelles, plusieurs grandes et moyennes barres de natron appelée « Zollo » étaient déposées. Les femmes, rassemblées autour des grands bassins où bouillonnait l’eau chargée de natron, ont interrompu leur travail. Intriguées par notre présence ? Très vite, la surprise a laissé place à un accueil spontané empreint de chaleur. Beaucoup y ont vu une lueur d’espoir, pensant que nous étions venus leur apporter du soutien. Certaines, ayant aperçu notre véhicule, ont accouru pour se joindre au groupe, même si elles n’avaient pas été directement sollicitées.
C’est le président de leur association qui a pris la parole pour nous introduire en langue peulh à celles dont il est le président. À l’écoute de ses mots, les femmes ont approuvé d’un hochement de tête, prêtes à se livrer, comme pour enfin faire entendre ce qu’elles vivent au quotidien dans cette rude mais vitale activité. Elles nous font découvrir l’endroit où la première étape d’extraction du natron commence afin de nous montrer tout le processus.
Sous les rayons brûlants du soleil, avec des gestes précis et méthodiques, Aïssa Oumarou, la cinquantaine, le visage à moitié couvert de son hijab violet, nous retrace une journée typique sur le site de production. « Pour produire le natron, nous partons d’abord à la recherche du sable destiné à sa préparation. Nous disposons de passoire fait de tonneau coupé en deux. Nous y mettons le sable tout en ajoutant de l’eau », explique-t-elle en versant un seau d’eau dans le sable se trouvant dans la passoire.

L’eau filtrée est ensuite recueillie et mise à ébullition sur le feu dans une moitié de tonneau. Suit alors un long processus de vannage et entre six et huit heures de cuisson, jusqu’à obtention d’une pâte compacte après l’évaporation. Ce contenu pâteux est ensuite versé dans des récipients pour être modelé à la façon souhaitée. Selon Aissa, ce natron, elles le transportent au marché de Birni N’Gaouré. Les barres de natron appelées “zollo” se vendent selon la taille. Le “grand zollo” est cédé entre 20.000 et 25.000 francs CFA, la bassine pleine de petits blocs de natron est vendue à 3.500 ou 3000 francs. « Ce travail, nous l’avons hérité. Mais il ne marche plus. Il est très pénible, mais nous n’avons juste pas le choix. C’est l’habitude qui nous tient et le manque d’alternatives. Sinon, nous ne gagnons pas grand-chose », confie Aïssa toute lasse.
Rabi Seydou qui se trouve à côté, avec sa binette sur l’épaule, renchérit en déclarant qu’il n’y a désormais pas assez de débouchés pour leur natron. « Avec le peu que nous gagnons, nous achetons des vivres puisque nos champs ne produisent pas assez pour subvenir aux besoins de nos familles. Nous achetons du mil, du maïs, sans oublier les soins et les besoins de nos enfants », dit-elle avec une voix calme, dégageant un constat dur. Comme Aïssa, Rabi n’a jamais connu d’autres activités que le travail du natron.

Contrairement à ses aînées, Hadiza Soumana n’a que 18 ans. Elle s’est pourtant déjà engagée dans l’exploitation du natron, un métier qu’elle a appris très jeune pour aider ses parents. « De toutes les façons, je n’ai pas d’autre choix », souligne-t-elle. Malgré son jeune âge, Hadiza maîtrise déjà les techniques de filtrage et de cuisson pour obtenir du natron, comme les anciennes. Ce travail éreintant est leur quotidien, une routine qu’elles acceptent avec dignité et détermination.
Selon le président de l’association des femmes productrices de natron, M. Boubé Hama, les femmes du département de Boboye s’illustrent beaucoup dans cette activité. Elle est pratiquée dans plusieurs communes de ce département à savoir Koygolo, Kiota, Harikanassou, Fabidji, Kankandi, N’Gonga, et Birni. « Notre association regroupe 200 femmes. Nous faisons des sensibilisations pour les aider à obtenir les autorisations des services des Eaux et Forêts pour le ramassage du bois, et nous cherchons des appuis auprès des ONG et de l’État », dit-il.

Selon lui, le problème ne se limite pas à la production car, pendant la saison des pluies, les femmes ne peuvent pas produire et ce sont les commerçants qui ont des stocks qui gagnent le plus. Ils spéculent sur les prix et profitent du moment où les femmes observent un arrêt de travail de production de natron. Il évoque également l’absence de soutien matériel, les difficultés d’accès au marché et le besoin d’un véritable accompagnement. « Nous avons eu une petite aide une fois. Mais c’est loin d’être suffisant. Nous voulons aussi rencontrer les autorités pour leur faire part de nos doléances en termes d’aides alimentaires, matériels, formations… Tout manque !», a-t-il ajouté.
La Commercialisation du natron au marché de Birni N’Gaouré : Une Lutte hebdomadaire pour les productrices
Le travail des femmes de Silinké est plus qu’une activité économique ; c’est un héritage culturel précieux, leur résilience et leur savoir-faire méritent reconnaissance et soutien pour assurer la pérennité de cette tradition unique.

Le marché du natron, bien que peu structuré, révèle une chaîne de valeur vivante animée par des femmes qui, au-delà de la production, s’organisent pour transporter et vendre leur produit dans les foires hebdomadaires et les marchés environnants. Dans ce contexte, le natron n’est pas seulement une ressource naturelle ; il devient un levier d’autonomisation, une affirmation de compétence et de dignité pour celles vivant de sa production. Mais cette réalité reste fragile, confrontée au manque d’outils adaptés et à un faible accompagnement institutionnel.
Le marché de Birni, le plus grand de tout le département, est un lieu de rencontre incontournable où des femmes issues de plusieurs villages et communes se rassemblent pour vendre leurs productions. Ce carrefour plein de vie, animé par des étals colorés, est aussi un espace de lutte pour l’autonomisation. Chaque semaine, ces femmes se lèvent tôt, préparent leurs marchandises et se dirigent vers ce lieu de commerce centralisé où, sous des tentes, elles espèrent vendre leur natron.

Assises en petits groupes, les femmes exposent des bassines remplies de natron soigneusement préparé. Tandis qu’elles discutent entre elles en attendant les éventuels acheteurs, on sent une atmosphère à la fois de résilience et de détermination. Ces femmes, sans crainte d’être entendues ont accepté de se confier à nous, ouvrant ainsi une véritable fenêtre sur leurs défis quotidiens.
« Nous faisons tout pour produire et vendre et c’est grâce à cet argent que nous pouvons nourrir nos familles, acheter des vêtements pour nos enfants. Mais, le marché est difficile. Parfois, on peut passer une semaine entière de production sans réussir à remplir la bassine et même lorsque c’est fait, elle ne se vend qu’à 3500 ou 4000 FCFA. Les conditions sont de plus en plus dures », confie Mme Fati Adamou du village de Baga Wamou. Pour les femmes de cette localité, le problème majeur reste l’accès au bois de chauffe. « Dans notre localité, les autorités exigent 15 000 francs pour l’autorisation de ramassage de bois chaque mois. Et malgré tout cela, nous n’avons bénéficié d’aucune aide. Cette année, le marché a encore chuté. Nous avons entendu dire que d’autres localités ont eu des appuis, mais chez nous, rien » déplore Mme Fati Adamou.
Pour Fati Seyni, une sexagénaire venue du village de Gorzoré, la production du natron est une tradition dans sa famille. C’est un héritage familial plein de difficultés. « Chaque année nous affrontons de nouveaux défis. Cette année, c’est encore pire. L’abondance des pluies a emporté une grande partie du sable que nous utilisons pour extraire le natron. Nous manquons aussi de tonneaux, qui se vendent désormais à 8 000 ou 9 000 francs l’unité, et de binettes qui sont à 1 500 francs. Les déplacements pour venir au marché nous coûtent entre 2 500 à 3 000 francs. Il devient de plus en plus difficile de vivre de cette activité », dit-elle, toute abattue.
Fati Seyni souligne que l’une de leurs difficultés majeures dans la production du natron est l’indisponibilité du bois de chauffe car, presque toutes celles qui partent en chercher reviennent les mains vides du fait de l’interdiction des propriétaires des champs et des agents des Eaux et Forêts qui empêchent la coupe du bois. « Nous avons aussi un problème d’accès au sable. Maintenant, il y a des gens qui réclament la propriété des terres. Ce qui fait que nous ne pouvons plus prendre le sable sans payer une somme significative audit propriétaire », ajoute-t-elle.
« Le natron nous a tout donné. Mais aujourd’hui, c’est devenu très difficile. Les conditions de travail sont de plus en plus pénibles et le marché se réduit chaque année. Nous avons besoin d’un magasin de stockage digne de ce nom. Un espace propre et sûr pour stocker notre produit avant de le vendre. Le stockage est un problème majeur, surtout avec les conditions climatiques qui dégradent rapidement notre production », se plaint Mme Toumba, une autre productrice de 68 ans.
Des problèmes de ressources et d’appui
Ces témoignages révèlent une réalité frappante, les femmes exploitantes du natron du Boboye font face à des défis multiples, entre la hausse des coûts du matériel, l’imprévisibilité des saisons et la gestion du bois qui constitue la ressource essentielle pour le processus de cuisson. Le manque d’infrastructures, de moyens de stockage et d’assistance extérieure contraste encore leurs efforts. Selon le président de l’association, toutes ces commerçantes attendent des soutiens tangibles, qu’il s’agisse d’un appui financier pour alléger les charges liées au besoin alimentaire, de la fourniture ou du matériel de qualité ou encore de l’aménagement de lieux de stockage adaptés. Elles ne demandent que des moyens pour continuer de vivre dignement de leur travail, d’assurer leur autonomie et celle de leurs familles.
Si les productrices ont du mal à garder la tête hors de l’eau, pour les revendeurs, c’est une «activité qui nourrit son homme».
Hadjia Aïssa est une quinquagénaire qui a passé 30 ans dans le commerce du natron. Contrairement aux autres femmes, elle est une revendeuse, pas productrice. Assise sur une chaise devant des sacs de natron qu’elle vient d’acheter, son foulard soigneusement noué sur sa tête, elle affiche un large sourire. Depuis plus de trente ans, elle sillonne les marchés avec un seul produit ; le natron. « J’achète le sac à 27 500 francs à Birni N’Gaouré, puis les sacs sont envoyés au village de Ouna par camions. De là, ils sont embarqués dans une pirogue pour atterrir à Malanville. Je peux acheter 50 à 100 sacs de natron et le transport me coûte 3 500 francs par sac », explique-t-elle.

Une fois à destination, Hadjia Aïssa reconditionne le natron dans de grands sacs avant de les vendre à 35 000 francs, principalement à des commerçants togolais. « Ce travail m’a tout donné. J’ai construit mes maisons grâce à ce business. J’ai pris en charge les mariages de mes sept filles et à chacune j’ai offert 20 sacs de natron en guise de cadeau. Grâce à ce métier, je suis même allée à la Mecque. Je rends grâce à Dieu», confie-t-elle, avec une émotion discrète. Malheureusement pour elle, aujourd’hui les choses ne sont plus toutes roses. Les défis s’accumulent, notamment ceux liés à la fermeture des frontières. « Le natron est très sensible à l’humidité. Il se dissout au contact de l’eau. Malgré cela, nous sommes obligés d’utiliser les pirogues pour le transporter. Ce n’est pas facile », a-t-elle lancé. Elle espère tout de même une issue favorable à cette situation.
Dans ce marché où se mêlent espoirs et désillusions, les femmes de Birni N’Gaouré, tout comme celles de nombreuses autres localités, continuent de se battre pour préserver un savoir-faire ancestral, en plus de lutter pour leur dignité et leur survie économique. Le natron, au-delà de son aspect commercial, reste un pilier fondamental de leur identité et de leur patrimoine.
Entre pénibilité du travail, absence de reconnaissance, précarité des conditions de production et baisse de demandes, elles avancent sans relâche, portées par une résilience silencieuse. Et, si leur voix parvient aujourd’hui à percer le vacarme des marchés et des urgences économiques, c’est qu’il est grand temps de l’écouter, non plus comme une plainte, mais comme un appel à revaloriser ce pan de l’économie rurale qui continue dans l’ombre de faire vivre des familles entières.
Aminatou Seydou (ONEP), Envoyée Spéciale