En 1994, année de la fin de la guerre et du génocide des Tutsis, le Rwanda est reparti de zéro. Quatre années de guerre civile entre le FPR et le gouvernement du Président Juvenal Habyarimana avaient détruit tous les secteurs de la vie nationale, et entraîné des déplacés de guerre, des massacres de populations civiles, une crise économique et politique. Aujourd’hui, le pays est vu comme un modèle économique par les bailleurs de fonds internationaux. Doing Business souligne chaque année les efforts faits par le gouvernement en matière de réformes économiques, et les entrepreneurs rwandais semblent baigner dans un grand parfum d’optimisme. Paul Kagamé donne souvent à lire à ses visiteurs le récent livre Rwanda, Inc. Comment une nation dévastée est devenue un modèle économique pour le monde en développement.
Le pays paraît s’être débarrassé de ses vieux démons, même si le FDLR, Front De Libération du Rwanda, principal mouvement d’opposition externe opérant à partir du territoire congolais, mène de temps en temps des incursions sur les frontières occidentales du pays. La stabilité politique incarnée par Paul Kagamé, président depuis l’année 2000, et la sécurité, au prix d’un contrôle et d’un auto-contrôle important de la population, renforcent aussi la stabilité économique, tant et si bien que l’image mais aussi la réalité attachées au Rwanda évoquent la bonne gouvernance du pays. Mais à l’opposé de cette image respectable, les défenseurs des droits de l’homme ou de la liberté de la presse dénoncent les dérives autoritaires du gouvernement, les médias anglo-saxons reprenant depuis peu ces critiques. Certes, l’opposition en exil est de plus en plus diversifiée, composée notamment d’anciens membres militaires venus du régime alors que la crise du Kivu et le « soutien » apporté par le Rwanda au M23 discréditent le gouvernement sur le plan international. Mais les résultats économiques du pays contrebalancent l’image que l’on se fait du gouvernement de Kigali. Paul Kagamé tend d’ailleurs à centrer ses discours sur les bonnes performances économiques et cite régulièrement la Vision 2020 du pays comme la preuve des grandes ambitions du Rwanda : « ce qui est toujours dans mon esprit c’est où nous allons en tant que pays et en tant que peuple dans dix ou vingt ans ». Lancée en 2000, la Vision identifie six piliers liés entre eux, dont la bonne gouvernance et la gestion efficiente des affaires publiques, le capital humain qualifié, un secteur privé dynamique, des infrastructures physiques de qualité ainsi que l’agriculture et l’élevage modernes, tous tournés vers le marché tant national que régional ou mondial.
Cette note a pour objectif majeur la compréhension du développement économique du pays à travers des chiffres et des statistiques, que l’on pourra également comparer avec la Vision 2020 tout en analysant les points forts mais aussi les points faibles du changement économique rwandais. Cette vision globale des performances du Rwanda nous permettra alors de voir ce qui a été fait au cours de ces quinze dernières années, et ce qui reste à faire pour arriver aux objectifs ambitieux de 2020. Dans ce dessein, nous réfléchirons à la persistance du modèle rwandais développé ces vingt dernières années, basé essentiellement sur un projet ambitieux de reconstruction-régénération de la société avec un triptyque : une bonne gouvernance, une mobilisation de la population, et une bonne captation des ressources financières internationales (jouant sur la responsabilité morale de l’Occident vis-à-vis du génocide), voire régionales (commerce informel avec la RDC), et nous nous interrogerons sur un possible renouvellement de ce modèle.
Le miracle économique
Afin de mieux cerner les performances économiques rwandaises, l’analyse des réformes entreprises au cours de la dernière décennie est nécessaire mais on doit s’interroger sur les efforts demandés à la société et dans quelles mesures ceux-ci sont contrebalancés par une véritable redistribution.
Des performances économiques soutenues
La réussite économique rwandaise peut se résumer à quelques chiffres : une augmentation moyenne de son produit intérieur brut (PIB) de l’ordre de 7,6 % entre 2003 et 2011 (la Vision 2020 ambitionnait 8 %), une inflation contrôlée à 9,21 % en moyenne (quand l’Ouganda atteignait 28 % en septembre 2011 et le Kenya 17 %) et des investissements directs étrangers (IDE) qui ont explosé jusqu’en 2009 (multipliés par 40) avant de retomber en 2010.
Chiffres de la Banque mondiale, en dollars constants. En valeur, le PIB est passé de $ 1,7 à $ 5,6 milliards entre 2000 et 2010, tandis que le PIB par habitant est estimé à 693 dollars en 2012 (contre 200 dollars en 2003). Cette évolution est due à l’ensemble des pans de l’économie rwandaise : la production agricole a progressé de 322 % entre 2003 et 2011, l’industrie minière a multiplié par seize ses revenus, les industries manufacturières par quatre, les banques par trois et demi et les transports et communications par près de cinq. Alors que la crise financière internationale affecte également le continent africain, le Rwanda tire nettement son épingle du jeu et présente de meilleurs résultats que ses voisins dans tous les domaines économiques. Le franc rwandais s’est peu déprécié en 2011 (0,9 % contre le dollar, contre 20 % pour le shilling tanzanien, kényan et ougandais) et en 2012 (4,9 % contre le dollar). L’inflation maîtrisée témoigne de la bonne politique de la banque centrale rwandaise, la BNR ou Banque Nationale du Rwanda, qui a augmenté son taux directeur progressivement de 6 % en novembre 2010 à 7,5 % au printemps 2012 pour contenir la tension inflationniste. Les exportations ont suivi l’évolution de la production, avec une multiplication par quatre et demi : de $ 51 millions en 2003, elles étaient de $ 238 millions en 2010. Le principal partenaire de Kigali est le Kenya, un des pays fondateurs de la Communauté d’Afrique de l’Est, organisation que le Rwanda a rejointe en 2007. À cet effet, le pays bénéficie depuis juillet 2009 de l’union douanière est-africaine, créée en 2005 par les trois pays fondateurs (Kenya, Ouganda, Tanzanie), avec notamment la mise en place d’un tarif extérieur commun (0 % pour les matières premières, 10 % pour les produits intermédiaires, 25 % pour les produits finis) qui rapporta 8,4 % des recettes fiscales du pays en 2010-2011. Le premier marché commun africain est lancé en juillet 2010, il doit permettre à terme la libre circulation des biens, des personnes et du capital. Cette intégration a renforcé les échanges économiques entre les pays de la Communauté d’Afrique de l’Est puisque les échanges commerciaux rwandais sur ce marché commun ont plus que doublé entre 2007 et 2010 (passant de $ 207,1 millions à $ 503,7 millions). Mais au-delà de son intégration à la Communauté d’Afrique de l’Est, les performances économiques du pays sont intimement liées à la bonne gouvernance et aux réformes implantées depuis dix ans.
Des réformes attractives
Quand un entrepreneur étranger arrive à Kigali, son regard risque vite de se tourner vers un des nombreux panneaux : « Join the war against corruption. » Le ton est donné. Le pays s’est fait le champion régional de la lutte contre la corruption. Transparency International confirme, en classant le pays à la troisième place du continent africain, et à la 50e place sur les 183 pays étudiés en 2012 concernant la lutte contre la corruption, une amélioration de 16 places par rapport à 2010. Joseph Sanders, président de Visa le signale dans la préface de l’ouvrage Rwanda, Inc. : « Le Rwanda s’est rapidement et clairement distingué en raison de son attitude pro-business et de sa tolérance zéro pour la corruption. »
Par ailleurs, le Rwanda est considéré par beaucoup comme l’endroit idéal pour développer son entreprise. Stable politiquement, le pays bénéficie surtout de ses réformes macro-économiques. Pour ouvrir son entreprise, il faut seulement deux procédures et trois jours, là où la moyenne de la Communauté d’Afrique de l’Est est de dix procédures et vingt-deux jours. On parle même de quelques heures seulement pour les nationaux. Le pays est classé dans le top 10 mondial dans ce domaine.. Pour l’enregistrement dans le livre foncier, alors qu’il fallait trois cent quinze jours en 2008, et encore soixante jours en 2009, il n’en faut plus que vingt-cinq en 2012, là encore le meilleur score de la Communauté. Le Rwanda est un exemple en matière d’accès au crédit, classé par Doing Business dans le top 10 mondial. Il est relativement facile d’accéder aux informations (l’emprunteur obtient deux ans d’informations sur l’historique des crédits) et il est également possible de faire appel à des entreprises privées pour un crédit (les entreprises MTN, Tigo et EWSA ont déjà proposé leurs services). Ainsi les crédits au secteur privé ont augmenté de 11,1 % en 2010 et de 28,4 % en 2011. Là où le pays présentait des faiblesses, comme dans les délais pour obtenir un permis de construction, des efforts ont été faits : il faut maintenant 164 jours pour s’en procurer un en 2012, contre 307 en 2005. Le pays peut cependant faire encore mieux puisqu’il faut simplement 125 jours au Kenya et en Ouganda. Et il faut encore douze procédures (contre huit pour le Kenya, meilleur élève de la Communauté dans ce domaine). Surtout le coût pour un permis de construction reste prohibitif, il équivaut à 312 % du revenu moyen par habitant, près du double du Kenya (160,9 %). Kigali protège de mieux en mieux les investisseurs (29e mondial, 1er est-africain). Une loi d’avril 2009 régit les compagnies : le rôle du conseil d’administration et des actionnaires y est défini pour les grosses transactions (plus de 5 % des actifs de la compagnie). Cette loi protège également mieux les petits investisseurs.
En matière fiscale le gouvernement facilite les procédures pour les paiements des entreprises. Depuis 2010, on enregistre et paie la TVA de manière trimestrielle et non plus mensuelle, et ont été adoptés des registres fiscaux électroniques pour cette taxe. De manière générale il suffit de dix-huit paiements par an pour être en règle avec l’administration fiscale du pays. Une nouvelle fois le classement de Doing Business place le pays dans le top 10 mondial dans ce domaine. Les taxes représentent en moyenne 31,3 % du profit des entreprises (en comparaison avec les 49,6 % kényans). Cette politique en faveur de l’entrepreneuriat a pour objectif de réduire au maximum les circuits parallèles et d’obtenir ainsi un meilleur rendement fiscal. Il n’est donc pas surprenant de retrouver le Rwanda à la troisième place africaine du classement général de Doing Business, à la 52e place mondiale en 2013 (l’Ouganda est 120e, le Kenya 121e, la Tanzanie 134e et le Burundi 159e). Très clairement, le pays a pour stratégie d’être le meilleur endroit pour lancer une entreprise en Afrique, et son rêve d’être un hub régional pour les services financiers ou les télécommunications est loin d’être inaccessible. Pour la Banque mondiale, « le Rwanda a une approche globale pour rendre la réglementation des affaires favorable aux entreprises ».
Pour l’ex-ministre des Finances et de la Planification économique John Rwangombwa, « le Rwanda peut être fier de ses progrès économiques ». La bourse de Kigali a été lancée en 2008, attirant notamment des opérateurs kényans (déjà quatre en 2012, rejoints par deux autres entreprises au cours de l’année 2013). Au dernier forum économique de Davos, en janvier 2013, le président rwandais a également annoncé qu’une bourse de marchandises allait être lancée à Kigali (East Africa Commodities Exchange, EAX), la première du genre dans la région.
La redistribution de la croissance
Les performances économiques du pays entraînent de fait une amélioration des conditions de vie de ses habitants. Un exemple frappant est la décision prise par le gouvernement en juillet 2011 d’abaisser les taxes sur le carburant de 50 francs rwandais par litre, puis de 50 francs supplémentaires en janvier 2012. Cela a permis une réduction du prix du carburant d’environ 10 %, ressentie par l’ensemble de la population. En effet cette baisse de la taxation a contribué à atténuer les effets de la hausse des denrées alimentaires et des autres services corollaires comme les transports en commun et les échanges divers issus de l’activité économique. Cette mesure a également permis d’aligner la taxation du carburant sur celle du reste de la Communauté d’Afrique de l’Est alors que le pays ne produit pas de pétrole. Cette mesure populaire a été rendue possible par d’autres aménagements fiscaux (taxe sur les jeux, mise en place du prélèvement de l’impôt à la source…).
Les statistiques économiques confirment l’amélioration des conditions de vie des habitants. Le pourcentage de la population vivant sous le seuil de pauvreté national était de 60,4 % en 2000. Il est passé à 56,9 % en 2006 puis à 44,9 % en 2011. L’objectif de la Vision 2020 était de 40 % en 2010 et de 30 % en 2020. Il convient d’atténuer cette prévision et de considérer le pays sur la bonne voie. Dans le même temps, la population vivant dans une extrême pauvreté est passée de 37 % en 2006 à 24 % en 2011. Anecdotiques mais révélateurs, d’une part le risque de disette récurrent depuis l’indépendance dans le centre du pays a disparu, d’autre part l’un des symboles de cette politique est la campagne nationale « one cow per family », dont l’objectif majeur est non seulement la réduction de la pauvreté par l’augmentation de la productivité agricole (grâce à l’utilisation grandissante du fumier naturel), mais aussi un programme destiné à réduire la malnutrition en buvant le lait de vache. L’image est également symbolique, dans la mesure où la vache est considérée au Rwanda comme un animal mythique qui sert à cimenter les relations intra et interfamiliales au moyen notamment du système dotal. Nous avons ici une autre façon de renforcer l’unité et la cohésion sociale par la culture à l’instar des « Gacaca » ou de « l’Ubudehe », respectivement le tribunal du village qui jugea en un temps record les procès du génocide, et le système d’entraide sociale destiné une fois de plus à accroître la production vivrière au sein des familles. C’est aussi dans le domaine de la santé que les performances du pays en ont fait un exemple pour les États en voie de développement. Le rapport de lutte contre la malaria signale que les cas, les admissions et les morts dus à la maladie ont reculé de plus de 50 % dans l’ensemble du pays. Le Rwanda a fait des progrès dans la réduction de la mortalité maternelle, avec 487 décès (pour 100 000 naissances) en 2010, contre 750 en 2005 et 1 071 en 2000, là où les objectifs à mi-terme de la Vision 2020 étaient de 600 décès (ils sont de 200 pour 2020). Dans le même temps la mortalité des nouveaux-nés est passée de 107 pour 1 000 en 2000 à 86 en 2006 et 50 en 2011. Cette fois, les objectifs de la Vision 2020 ont déjà été atteints. Cette baisse s’explique en partie par la hausse du nombre de naissances sous personnel qualifié (de 39 à 69 % entre 2005 et 2010) mais aussi par l’accroissement de la couverture sanitaire du pays. Le taux de mortalité en dessous de l’âge de 5 ans est lui passé de 152 pour mille à 76 pour mille. Cette réduction s’explique notamment par le fait que la vaccination infantile contre le trio Tétanos-Diphthérie-Coqueluche soit quasi universelle, à 97 % en 2009 (contre 89 % en 2004) et aussi par le fait que 74,2 % de la population ait accès à l’eau potable en 2011, contre 64 % en 2006 et 52 % en 2000. L’objectif de la Vision 2020 était de 80 % en 2010 et de 100 % en 2020. Les enfants en sous-poids à l’âge de 5 ans représentent 11 % du total en 2010, contre 23 % cinq ans plus tôt. Cette évolution peut être mise en parallèle avec l’augmentation du nombre de calories par jour, qui était de 1 878 en moyenne entre 1999 et 2001, et est passé à 2 054 entre 2005 et 2007. En matière de santé, les Rwandais bénéficient aussi de quarante-huit dollars de dépense en moyenne par habitant en 2009, contre seulement neuf dollars en 2000. C’est là également la meilleure performance de la région est-africaine. Une assurance santé universelle est disponible pour tous les Rwandais, elle représente un coût de $ 2 par an. En 2010, 92 % de la population était couverte. L’ensemble de ces bons chiffres a permis au Rwanda d’améliorer de façon impressionnante l’espérance de vie moyenne de sa population : de 49 années en 2000, elle est passée à 52,2 années en 2005 et 54,6 années en 2009).
Côté enseignement, le taux d’enrôlement dans les écoles primaires était de 129 % en 2009 et de 26 % dans les écoles secondaires (contre respectivement 104 % et 11 % en 2002).. À tous les niveaux, les chiffres sont spectaculaires : le nombre d’écoliers est passé respectivement de 1 752 588 en 2004 à 2 394 674 en 2012 au primaire, de 203 551 en 2004 à 534 712 en 2012 pour le secondaire, et de 20 393 en 2004 à plus de 76 000 en 2013 pour le supérieur, et cela toutes institutions confondues. À cela s’ajoutent des taux de qualification du personnel relativement bons pour un pays dont le potentiel humain avait été emporté par la guerre et le génocide. L’urbanisation progresse, son taux est passé de 5 à 19 % entre 1990 et 2010, avec une pression importante à Kigali (où l’on estime que l’augmentation de la population sera de 79,9 % entre 2010 et 2025). Ces résultats alimentent une fierté nationale et témoignent d’une certaine exemplarité vis-à-vis des élites voisines.
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