La nouvelle a fait l’effet d’une bombe : l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) ayant en usage le Franc CFA change l’appellation de sa monnaie commune qui prend désormais le nom d’Eco. L’annonce en a été faite à Abidjan, la capitale ivoirienne, lors de la visite du président français, Emmanuel Macro, au pays des éléphants, en présence de son homologue ivoirien, Alassane Dramane Ouattara. Apparus tout décontractés, se frottant les mains en signe de satisfaction sans doute, les deux hauts dirigeants viennent de délibérer sur la question épineuse du Franc CFA fortement décrié, ces derniers temps, par une partie de la jeunesse africaine qui y voit la perpétuation du système colonial sous une forme plus subtile et y décèle également un frein au développent économique et social des pays concernés.
La singularité de l’événement se trouve d’abord dans l’aspect formel de cette réforme, si elle en est une, véritablement, puisque, là où on aurait attendu l’instance supérieure de cette union monétaire en faire l’annonce officielle elle-même, via un Sommet Extraordinaire (la Conférence des Chefs d’Etat de l’UEMOA), on a eu droit à une mise en scène flash dont les principaux acteurs étaient les présidents français et ivoirien, le premier dans le rôle moliéresque du gentilhomme-bourgeois et le second dans celui du courtisan de la cour. Avant d’entrer dans le vif du sujet, la forme même de l’événement finit de convaincre les derniers sceptiques sur l’existence d’une ‘’servitude monétaire’’ de laquelle les Etats de la zone Franc n’arrivent pas à se libérer, et ce depuis 1945, date de la création du Franc CFA.
On ne saurait, véritablement, cerner les contours et les enjeux de cette mascarade de mauvais aloi sans plonger les racines de l’analyse dans le passé colonial des pays de la zone Franc, point de départ de cette ‘’servitude monétaire’’, passé qui en a façonné le principe fondateur et défini les objectifs.
Les racines coloniales de la ‘’servitude monétaire’’
Sortie totalement lessivée de la Seconde Guerre mondiale, après cinq ans d’occupation de son territoire par le Troisième Reich allemand, la France, puissance impérialiste de la fin du 19 ème siècle, avait trouvé l’astuce originale de la création du franc CFA dans ses colonies afin de maintenir durablement ces régions du monde sous sa domination et son influence. Lancé le 26 décembre 1947, le jour où la France ratifia les accords de Bretton Woods et fit sa déclaration de parité au Fond Monétaire International (FMI), le CFA avait désigné, dans un premier temps, le Franc des Colonies Françaises d’Afrique. Comme vous le savez, la France impériale ou coloniale avait divisé son empire colonial en plusieurs zones monétaires. Celle qui nous intéresse dans cette dissertation a trait à l’ancienne Afrique Occidentale Française (AOF), regroupant les Etats francophones de cet espace (Dahomey, Côte d’Ivoire, Niger, Sénégal, Mali, Togo, Haute Volta et la Guinée Conakry. Cette union monétaire a débouché sur l’UEMOA (Union Economique et Monétaire Ouest Africaine
ayant comme banque centrale la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) sans la Guinée de Sékou Touré. En Afrique Centrale, il y a le Congo Brazzaville, le Gabon, le Tchad, la Centrafrique, le Cameroun et la Guinée Equatoriale, colonie lusophone, (ACF) ayant donné lieu à la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC) ayant comme banque centrale la Banque Centrale des Etats de l’Afrique Centrale (BCEAC). Ainsi donc, le Franc CFA a constitué la monnaie commune à 14 pays de l’empire colonial. Mais, en 1958, le Franc des Colonies Françaises d’Afrique devint le Franc de la Communauté financière d’Afrique (CFA), avant de prendre, au lendemain des indépendances, le nom de Coopération Financière d’Afrique (encore CFA).
Comme on le voit, le franc CFA est une création, non pas des dirigeants africains, mais bien de l’ancienne puissance coloniale qui n’était pas visiblement prête à se déposséder des vaches laitières que constituaient pour elle ses fameuses colonies ! Alors, les nouveaux Etats nouvellement indépendants, sans doute craignant les lendemains incertains de leur liberté nouvellement conquise, n’avaient point osé franchir ce rubicond de la souveraineté monétaire qui est pourtant un des attributs régaliens les plus marquants pour un Etat souverain. Ainsi donc, les Etats francophones d’Afrique vont rester pendant plus de soixante-dix ans sous la régence de cette monnaie frappée du sceau du colonialisme ou du néo-colonialisme. Toutes velléités de rompre ce cordon ombilical entre l’ancienne puissance colonisatrice et ses anciennes possessions se traduiront par des échecs, le cas du Mali en est la parfaite illustration.
Plus de soixante-dix ans après la mise en circulation du CFA, force est de constater que les objectifs assignés à cette union monétaire sont loin d’avoir répondu aux immenses espoirs placés en elle.
Une monnaie ‘’prisonnière’’ de son passé
Le franc CFA est aujourd’hui au cœur d’un débat houleux et interminable, souvent passionné et surtout révélateur du sentiment nationaliste qui anime une bonne partie de la jeunesse africaine qui estime, à tort ou à raison, qu’il est l’un des derniers vestiges de la Françe/Afrique qui devrait disparaitre pour laisser le soin aux Africains eux-mêmes la responsabilité de forger leur propre destin en battant leur monnaie. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent au sein des opinions publiques africaines pour réclamer la fin du franc CFA, témoin à leurs yeux de la continuation du colonialisme sous une forme ‘’civilisée’’. Cette aspiration autonomiste est même perceptible au niveau de la nouvelle génération de dirigeants africains, sans doute plus progressistes que leurs ainés, et qui estiment que l’heure est venue pour les pays africains d’exercer pleinement leur souveraineté monétaire jusque-là confisquée par le jeu de la domination néo-colonialiste.
Les Présidents Issoufou et Idrissa Déby s’inscrivent dans cette nouvelle ligne émancipatrice. Pour l’homme fort de N’Djamena, ‘’il y a des clauses (l’accord monétaire entre la France et les pays de la zone franc) qui sont dépassées. Ces clauses-là, il faudra les revoir. Ces clauses tirent l’économie de l’Afrique vers le bas’’. Devant les critiques formulées çà et là, les instances monétaires de la zone franc ont bien sûr apporté quelques ‘’réformettes’’ qui n’ont pas, fondamentalement, modifié l’état des rapports entre la France et nos pays. Malgré la disparition du franc français, qui était l’étalon historique du franc CFA, les économies de la zone franc n’ont pas connu un décollage durable ou appréciable. Faut-il le rappeler, la zone franc était jusque-là garantie par le Trésor Public Français via ce qu’on appelle le compte d’opérations qui oblige chaque Etat membre à déposer une partie de ses réserves de monnaie en France, une façon bien commode de bien vous contrôler et savoir ce que vous faites de vos sous, comme si vous étiez immatures pour gérer votre fortune ! La dévaluation monétaire de 1994 illustre parfaitement cette tutelle monétaire réactionnaire. En effet, le taux change surévalué et la recherche de billets hors la zone ont nécessité la dévaluation du Franc CFA. Cette dépréciation monétaire trouve son origine dans la crise économique des années 80 qui a été l’occasion pour les institutions de Bretton Woods d’expérimenter dans nos pays des Programmes de Stabilisation et d’Ajustement couramment appelés PAS (Programme d’Ajustement Structurel). Cet événement économique d’ampleur considérable, qui a marqué la plupart des pays de la zone CFA, avait pour ambition de restaurer les équilibres macroéconomiques et financiers, de permettre la réinsertion financière internationale de ces pays et de stimuler leur compétitivité. Mais, malheureusement, l’on se souvient des effets dévastateurs de cette terrible dévaluation du franc CFA qui a précipité les économies de la zone dans une situation économique et sociale extrêmement difficile avec l’imposition par les institutions financières internationales d’une rigueur budgétaire qui a durablement impacté des pans entiers des services sociaux de base. L’actuelle déliquescence de notre système scolaire et sanitaire porte encore les lourds stigmates de ce crime (le mot n’est pas trop fort).
Même avec la disparition du franc français, l’étalon historique du franc CFA, au profit de l’euro, la situation économique et monétaire de la zone Franc ne s’est guère améliorée, bien au contraire, sa parité avec l’euro constituera une nouvelle source de difficultés structurelles qui apparaitront comme des goulots d’étranglement de ces économies.
L’ECO ou le CFA bis ?
En décidant de quitter le franc CFA pour adopter l’ECO, la France, puissance tutélaire, ne sera pas sans doute restée insensible aux nombreuses critiques proférées contre ‘’son’’ franc CFA par une bonne partie de la jeunesse africaine et aussi par une bonne partie des économistes du continent. L’Hexagone aura sans doute compris que les vents sont en train de changer de direction dans ce qui fut son pré-carré tombé aujourd’hui dans l’escarcelle de nouvelles puissances économiques émergentes comme la Chine, l’Inde et la Turquie, les nouveaux maitres des lieux. Pour maintenir durablement son influence sur cette zone, elle a été obligée de lâcher du lest, sans doute, le début de la fin de ce qu’on avait appelé la ‘’françafrique’’. Mais la question cruciale que tout le monde se pose est celle-ci : la France est-elle réellement décidée à ‘’lâcher’’ ses anciennes colonies ? Le maintien du CFA était jusque-là considéré comme une survivance d’un passé qui n’arrive pas à … passer. Sommes-nous en présence aujourd’hui d’une subtilité sémantique pour faire avaler le CFA par l’ECO, ou bien, au contraire, est-ce l’amorce d’un véritable tournant pour mettre en place une véritable monnaie africaine pour les Africains ? Une chose demeure cependant certaine, les principes fondamentaux de la gestion du Franc CFA ont survécu à toutes les crises économiques, politiques et sociales survenues dans les pays membres après plus de 70 ans d’histoire monétaire commune. Même après la disparition du franc français, suite à l’avènement de l’euro, ces principes fondamentaux semblaient immuables. En effet, les caractéristiques fonctionnelles originelles du Franc CFA sont basées sur la réglementation commune des changes, la mise en commun des avoirs en devises, la représentation commune dans les instances financières internationales, la fixité du taux de change entre le franc français et le franc CFA au départ, ensuite la convertibilité du CFA avec l’euro.
Au titre des avantages conférés par le CFA, on a souvent cité la stabilité économique et monétaire qui a caractérisé cette union monétaire. L’appartenance à une zone monétaire commune a permis aux pays membres d’être à l’abri des tendances inflationnistes qui sont souvent le lot des monnaies nationales, telles que la Naira du Nigéria ou encore le Cedi du Ghana, deux monnaies nationales de notre espace sous-régional. Et c’est à ce niveau que les critiques se font plus virulentes, car cette parité pose problème pour les économies de la zone franc, moins compétitives, et qui ont besoin de donner la priorité à la croissance économique et à la création d’emplois, plutôt que de contenir l’inflation. Les partisans de cette thèse plaident pour la fin de la parité fixe avec l’euro et prône une politique d’indexation sur un panier des principales devises mondiales, comme le dollar américain, le yuan chinois et l’euro, des devises correspondant aujourd’hui aux principaux partenaires économiques de l’Afrique du 21 ème siècle.
Voilà, de manière succincte, les tenants et aboutissants de l’actuelle réforme monétaire de la zone UEMOA. Saura-t-elle répondre aux attentes de millions de citoyens africains ? Devra-t-elle aller plus loin avec l’instauration d’une flexibilité de l’ECO par rapport aux autres devises mondiales plus représentatives du nouveau monde globalisé ? C’est là quelques questions importantes autour desquelles devrait s’articuler et se nourrir le débat futur sur la souveraineté monétaire africaine. Bien entendu, la présente dissertation, loin d’avoir épuisé le sujet, a pour ambition de lancer le débat et à chacun de se faire sa propre opinion en connaissance de cause et en toute objectivité !
Par Zakari A. Coulibaly et Ayouba Karimou