Au moment du remariage d’un homme, c’est-dire la célébration de la venue de la seconde épouse, on observe dans la tradition Zarma-Songhay du Niger, et même dans certaine contrée haoussa, un rituel spécifique aux mariages polygames. Ce rituel est appelé en langue Zarma ‘’Martchanda’’, où les femmes, divisées entre « grandes » et « petites » épouses (wandé béri et wandé kayna), se lancent dans une joute verbale pleine de proverbes et de pics, puis chantent ensemble. Les femmes mariées s’y retrouvent après la bénédiction du mariage ou cérémonies religieuses pour s’affronter de manière ludique bien qu’il y ait des tensions. Elles y évoquent le plus souvent la position des premières et des secondes épouses. Et chaque clan réclame le titre de la ‘’préférée’’ de l’époux. C’est en effet, pour elles, un moyen d’exprimer leurs émotions face à une situation qui leur est imposée et sur laquelle elles n’ont pas de prise.
Le « martchanda » est une cérémonie que la première épouse organise avec l’argent de son mari, lorsque ce dernier prend une deuxième épouse. Elle a lieu chaque fois qu’une nouvelle épouse arrive dans le ménage et est destinée à celle qui perd un privilège (la dernière épouse). « A notre époque, lorsqu’un homme se remarie, la première personne qu’il informe est sa femme. Cette dernière se sent instinctivement concernée et se met au centre des préparatifs de ce remariage allant de la dot au mariage », se souvient la traditionnaliste Moumay Harouna, plus connue sous le pseudonyme de Tinni Bio Gna.
Le jour du mariage, explique l’octogénaire, la première femme invite ses parents et ses amies mariées à passer la journée auprès d’elle, puis, la nuit venue, avant l’arrivée de la nouvelle mariée, les femmes forment un demi-cercle, où la première épouse taquine la seconde par la suite. « Installée sur un tabouret, la première épouse, accompagnée de sa dame de compagnie, ne prend pas la parole pendant cette cérémonie de cantonade. Elle reste à l’écart, écoutant les conseils des sages venues pour la soutenir et lui recommander la patience », a expliqué Tinni bio Gna.
Celle qui parle s’avance au centre, pendant que les autres femmes tapent de leurs mains. Les chansons du martchanda sont pleines de proverbes et de conseils. Le martchanda est donc l’occasion pour les femmes d’évoquer les problèmes liés au mariage polygamique. Cette conflictualité latente est exprimée au travers des « Yassay » (proverbes), qui composent la majorité de la partie discursive du martchanda.
Le cadre voulu de la cérémonie du martchanda est le maintien de l’effet de théâtralisation : une sorte de plaisanterie et de taquinerie entre les deux clans concernés afin de démystifier la vie de polygamie. Si elles peuvent se critiquer, les femmes n’ont pas le droit de se nommer. Elles peuvent donc faire d’une critique individuelle une critique générale, notamment par l’emploi de métaphores et l’absence de nom : seul le groupe est désigné par l’évocation du statut des destinatrices dans leur ménage. Les invitées s’expriment à la place des femmes concernées, tout en rejouant leur propre vie de coépouses. Les pulsions individuelles des femmes concernées sont donc mises en scène et interprétées par d’autres femmes qui vivent l’expérience du mariage polygamique. « Une fois les pics terminés, les femmes chantent ensemble, puis conseillent la première épouse, afin qu’elle accepte sa nouvelle situation. Sitôt la mariée arrivée, les participantes conseillent les deux coépouses afin qu’elles se respectent et vivent en harmonie », a ajouté Tinni Bio Gna.
« Ce que nous voyons de nos jours, n’est plus du martchanda mais une sorte de cérémonie de règlement de compte entre les coépouses », déplore la traditionnaliste. Elle explique que les femmes profitent de cette cérémonie pour s’insulter ouvertement, sans aucune retenue. Or, les insultes rompent avec la « bienséance conversationnelle » dictée par la société. Les émotions ne sont plus contenues, mais affichées. La parole est abondante et parfois très directe et vulgaire. Cette assistance, uniquement féminine, permet aux femmes d’abandonner la retenue qui est la leur en présence des hommes.
Par ailleurs, on constate une disparition progressive des pratiques ancestrales dans toutes les sociétés nigériennes de façon générale, et chez les Zarma-Songhay en particulier. Plusieurs raisons conduisent à l’extinction de cet héritage qu’est le martchanda, dont les principales sont l’influence de la religion et surtout le mode de vie ‘’urbain’’ auquel les gens aspirent de plus en plus. Les hommes ne trouvent plus l’utilité de mettre leurs épouses au-devant de leurs remariages. La plupart préfèrent se remarier en cachette, ceux qui arrivent à informer leurs épouses ne le font que très tardivement. Les femmes ne sont au courant du mariage de leurs époux qu’à quelques jours de la cérémonie ou dans certains cas, le jour même du mariage, laissant ainsi celles-ci dans un choc ou un désarroi total. Et, cet état de fait constitue un signe annonciateur d’une opposition éternelle sur terre entre les coépouses.
De ce fait, la nouvelle génération de femmes ne s’intéresse plus à la cérémonie du martchanda car elles supportent moins le remariage de leur époux. A cela s’ajoute le fait que beaucoup d’entre elles trouvent inutile d’inviter des gens pour venir faire la fête ou jouer des scènes théâtrales à un moment qui ne semble visiblement pas un instant de joie pour elles.
« J’ai une coépouse, mais lorsque mon mari s’est remarié, je n’ai pas fait de martchanda pour plusieurs raisons et surtout parce que moi, personnellement, je ne trouve aucune utilité en raison de la tournure que prend ce rituel ces dernières années. Pour essayer de prouver aux yeux de ses invitées qu’on a un foyer épanoui bien que son mari se remarie, la femme doit se montrer devant les invités avec une panoplie d’accoutrements (pouvant aller jusqu’à 10 complets) durant toute la journée du mariage et ce jusqu’à l’arrivée de la nouvelle épouse. Sinon, c’est la preuve que tu ne représentes rien aux yeux de ton époux. Ce que je trouve vraiment ridicule », confie madame Rakia Amadou Boureima, une quadragénaire.
Mais, comme le dit un adage Zarma « da wardjida goro ga bori, hidjay manti tali ni saya no ga kanda » autrement dit « si la première femme est bien installée, le remariage de l’homme n’est pas un crime, c’est plutôt une chance ».
Ramatoulaye A. Saïbou (Stagiaire)