J’étais un bon élève à l’école primaire, mais pas le meilleur. L’élève le plus intelligent de l’école était Fatim, une fille pas comme les autres. Chaque fois que les questions sont dures et que le silence devenait pesant dans la classe, les regards se tournaient vers Fatim. Et elle a toujours été à la hauteur des défis. C’était une étoile, une vedette en fleur. Elle traitait rarement ses exercices, mais elle avait toujours les meilleures notes de la classe. Je resterais à jamais marqué par le tournant qu’a pris son chemin à la fin des six premières années de l’école primaire.
Alors que je poursuivais mes études au collège, Fatim, tout comme les autres filles de mon village, a abandonné les siennes. L’école secondaire était à 30 km du village. Cette distance, Fatim et ses amies ne l’ont jamais franchie. Ses parents avaient jugé qu’il était compliqué de l’envoyer au collège. Le mariage, pensaient-ils, était la solution la plus sûre, la plus facile et la plus adaptée pour elle. À l’âge de 15 ans, elle fut ainsi embarquée comme deuxième épouse dans une aventure inattendue.
Aujourd’hui encore je la rencontre lors de mes séjours au village. C’est simplement incroyable. La brillante fille à l’allure frêle est maintenant une mère de famille, entourée d’une progéniture abondante. Il lui faut dorénavant nourrir et encadrer ses enfants, s’assurer de la disponibilité d’eau dans cette grande jarre jamais remplie, piler le mil de l’épi à la farine, puis le cuisiner régulièrement et sans cesse, aller au champ, ramasser du bois, s’occuper de son petit commerce de galettes que vendent les enfants, vivre et sourire à la vie. Malgré les vicissitudes de la vie rurale, elle est restée vivante et pleine d’esprit. Chaque fois qu’elle discute, défend ou s’oppose à une idée, elle confirme mes pensées : mon village a raté l’occasion de donner au monde une femme exceptionnelle.
La dernière fois, pendant qu’elle me parlait en s’occupant de sa vaisselle, je l’imaginais débout sur le podium, parlant à toute la nation, expliquant pourquoi elle a fait tel choix et non tel autre. Je l’imaginais tantôt en tenue blanche, entourée de son équipe d’infirmiers et de spécialistes divers, justifiant pourquoi une opération n’est pas nécessaire à ce stade. Mais la réalité est là, Fatim n’est pas à sa place. Et chaque jour, son histoire se répète dans de nombreux villages nigériens, avec des conséquences désastreuses non seulement pour les filles mais aussi pour l’ensemble de notre pays.
Vous le savez, ce pays est l’un des plus pauvres du monde. L’année dernière, il s’est classé 189ème sur 189 pays sur l’échelle de l’Indice de développement humain. Sa population augmente chaque année au rythme de 3,9%, soit le taux de croissance démographique le plus élevé au monde. Nos besoins de base en santé, en éducation et en alimentation augmentent sans cesse. Les gens s’en aperçoivent peu ou pas, mais cette situation est directement liée à ce qui arrive à l’école de nos enfants, les filles au premier rang.
Quatre-vingt pour cent de la population nigérienne vit dans des villages similaires à celui de Fatim. En 2016, environ la moitié des filles ayant terminé leurs études primaires n’ont pas accédé au secondaire. Une grande masse de ces jeunes filles se trouve ainsi privée d’éducation secondaire. Et en général, le mariage n’est pas une option pour celles-ci, mais une obligation. L’enquête démographique et de santé 2012 montre que sur 10 filles nigériennes (âgées de 15 à 19 ans), 4 ont déjà accouché ou sont enceintes. Le résultat est une fécondité élevée. Une femme nigérienne a plus de 7 enfants à la fin de sa vie reproductive. Cette situation dure depuis 30 ans malgré les efforts du gouvernement (politiques de population, grands projets de planification familiale, multiplication des partenaires, création d’un ministère de la Population, etc.).
A la question de savoir ce qui piège le Niger dans la pauvreté, des études rigoureuses font ressortir les mauvais résultats de son système éducatif, et plus particulièrement l’échec de l’éducation des filles. Investir davantage dans une meilleure scolarisation des filles est aujourd’hui le meilleur investissement social que nous puissions faire. L’éducation réussit là où d’autres politiques pour retarder les mariages et les grossesses précoces échouent. Rendre les contraceptifs disponibles est clairement insuffisant. Les femmes doivent pouvoir les utiliser efficacement et avec discernement. Les familles doivent trouver des alternatives viables les empêchant de marier leurs filles précocement. Ceux qui sensibilisent les populations rurales sur le mariage des enfants connaissent la pertinence du récurrent dilemme : « Elle ne va pas à l’école, elle ne fait rien. Pourquoi voulez-vous que nous la gardions à la maison? » Les gens agissent en fonction de leurs expériences de vie. Des actions concrètes doivent prendre la relève là où les conseils atteignent leur limite. Une fille qui réussit à l’école et qui aide ses parents constitue un exemple beaucoup plus convaincant qu’une campagne de communication contre le mariage d’enfants.
Une étude récente du Population Council a montré qu’une augmentation de l’âge au premier mariage de 5 ans pourrait réduire la croissance démographique future de 15 à 20%. Cela pourrait à son tour aider le Niger à bénéficier du «dividende démographique» qui n’est possible que lorsque la part de la population active augmente, par rapport à celle à charge. D’autres études montrent que l’éducation des filles est l’un des meilleurs moyens pour sortir les familles, les communautés et des nations entières de la pauvreté. Les femmes instruites s’efforcent d’éduquer les enfants sans discriminer les filles. Cette «chaîne mère-fille» contribue à maintenir les filles à l’école plus longtemps, améliore les conditions de vie et brise le cercle vicieux de la pauvreté et de la faible scolarisation des filles.
Nous savons depuis longtemps que les mères instruites élèvent des familles en meilleure santé. L’éducation aide également à éviter de nouveaux risques. Lorsque les réseaux sociaux et certains médias diffusent des messages de santé publique erronés et sèment la confusion, les personnes non instruites sont les plus vulnérables. Dans ce monde globalisé, elles deviennent les premières victimes, le réceptacle de fausses rumeurs, de médicaments contrefaits et d’autres dangers tels que l’extrémisme et la violence. L’information ne suffit plus. Un sens critique est nécessaire pour la filtrer et l’utiliser. Seule l’éducation peut donner aux filles et aux femmes les moyens de se connecter au monde, de trier les informations et de choisir avec soin les comportements qu’elles adoptent.
Au niveau individuel, l’éducation est également essentielle pour le développement personnel. Le prix Nobel d’économie, Amartya Sen, définit le développement comme une augmentation des libertés. Il parle des possibilités réelles que les individus ont de faire des choix dans leur vie de tous les jours. Pour les filles sans instruction, même les libertés les plus élémentaires font souvent défaut. Par contre, les femmes mieux éduquées gagnent plus, participent davantage aux décisions importantes et acquièrent un nouveau statut à l’intérieur et à l’extérieur de leurs ménages. Pour s’impliquer et participer au plan politique, l’éducation est également un atout essentiel.
Que devons-nous alors faire pour soutenir la scolarisation des filles et les aider à tirer profit de leur temps passé à l’école?
Achever le cycle primaire ne suffit pas. Pour la plupart des aspects du développement comme la santé et le pouvoir de décisions, les différences restent négligeables entre les femmes non instruites et celles de niveau primaire. Étudier jusqu’au niveau secondaire est donc aujourd’hui indispensable. Pour engendrer un changement social généralisé, il est également indispensable de s’intéresser davantage aux zones rurales où vivent la majorité de nos compatriotes. Le manque d’enseignants qualifiés et d’infrastructures éducatives sont les deux obstacles que le gouvernement doit éliminer de manière stratégique. Rappelons que le niveau de salaire que nous versons à nos enseignants et la formation que nous leur donnons reflètent exactement l’intérêt que nous portons à l’éducation de nos enfants. Des sessions d’appuis aux filles sous forme d’ »espaces sûrs » ont fait leur preuve dans l’amélioration des taux de transition à l’école secondaire. Au nord du Nigéria (Zaria), un programme similaire a permis de retarder le mariage des filles de 2,5 ans en moyenne. Les choix que nous donnons aux filles détermineront non seulement leur destin, mais aussi celui de notre pays. La première étape est de leur montrer qu’un autre avenir est possible. La seconde est de les accompagner judicieusement dans la réalisation de leurs choix.
Nouhou Abdoul Moumouni, PhD Démographe
06/06/19