Dr Jalil, vous êtes chercheur en intelligence artificielle, dites-nous de manière succincte qu’est-ce que l’intelligence artificielle et qu’est- ce qui vous a motivé à choisir cette matière pour vous spécialiser ?
L’intelligence artificielle, en abrégé IA, peut se définir comme un ensemble de techniques informatiques pouvant apprendre, à partir de données, à réaliser des tâches aussi bien que les humains, ou mieux qu’eux. Cette innovation existe depuis plusieurs décennies et connait des progrès remarquables ces dernières années grâce aux avancées scientifiques et technologiques. Aujourd’hui, nous sommes presque tous directement ou indirectement consommateurs de cette technologie due en grande partie à nos activités sur internet. Par exemple, les publicités et la recommandation de contenus sur les réseaux sociaux sont alimentées par l’IA.
Quels sont les enjeux d’une telle innovation pour un pays comme le Niger ?
La réduction des fractures technologiques entre les pays du Nord et ceux du Sud comme le Niger est un enjeu majeur comme souligné dans les objectifs de développement durable de l’ONU. Les pays du Nord, en général, produisent ces technologies que nous consommons causant ainsi des problèmes de dépendance et de souveraineté technologiques, de développement économique, politique et socio-culturel. A cela s’ajoutent les enjeux éthiques de l’IA dont nous subissons le plus les conséquences et que même les pays producteurs veulent s’en protéger.
Mes travaux de recherches à Stanford s’inscrivent sur ces problématiques et tentent d’apporter des solutions afin de rendre l’IA plus responsable, transparente, inclusive et respectant la vie privée des utilisateurs. Nous devons nous réjouir d’avoir au Niger des institutions comme la Haute Autorité de Protection des Données à caractère Personnel (HAPDP) qui veille à la protection des populations face à ce type de technologies.
Quelles sont les perspectives d’application de l’IA dans le pays pour soutenir le développement, notamment dans les secteurs prioritaires ?
Les perspectives d’application de l’IA au Niger peuvent se décliner en différentes formes. De façon générale, l’IA est applicable dans tous les secteurs d’activité produisant ou consommant des données. La liste est longue. Pour en citer quelques-unes, je dirai que l’IA peut s’appliquer dans les domaines de la santé, de l’agriculture, de l’éducation, de la culture et de la défense.
En médecine et télémédecine, l’IA peut assister le personnel de santé dans le diagnostic, le traitement et le suivi personnalisé des maladies. Les citoyens nigériens, notamment ceux vivant en zone rurale, peuvent ainsi profiter d’un accès et d’une prise en charge médicale rapide. En santé publique par exemple, l’IA peut aider dans la prévention et la surveillance des épidémies comme la COVID-19. Dans ce cas d’usage, l’IA peut répondre à des problématiques telles que les raisons du refus de la vaccination, comment inciter les gens à se faire vacciner, quelles sont les zones prioritaires et combien de personnes pourraient tomber malades dans les prochains jours ? Certaines de ces questions ont été abordées l’année dernière lors de deux conférences tenues au Niger.
En association avec l’Internet of Things (IoT), l’IA peut assister les agriculteurs dans la sélection de semences, l’irrigation, la détection de maladies végétales, la prévision météorologique, la lutte contre les insectes ravageurs et, de façon générale, soutenir le développement d’une agriculture de précision pouvant favoriser une autosuffisance alimentaire. Au Niger, une entreprise privée s’est spécialisée dans la collecte et le traitement de données agricoles par des modèles d’IA afin de prédire, pour chaque catégorie de plantes, de leurs clients, la quantité d’eau nécessaire et les heures optimales d’irrigation. Ce type de solutions peut contribuer à la préservation des ressources en eaux qui deviennent de plus en plus un enjeu mondial.
Dans le secteur de l’éducation, l’IA peut assister le personnel enseignant et les étudiants dans la création de contenus avec des modèles de langage naturel comme ChatGPT et les assistants virtuels, contribuant ainsi à leurs productivités. Sur un autre plan, l’IA peut également aider à préserver les langues locales : plusieurs initiatives sont conduites en ce sens dans la sous-région ouest africaine. Dans le secteur stratégique de la Défense, les modèles d’Intelligences Artificielles basées sur le traitement des images peuvent aider les Forces de Défense et de Sécurité dans le renseignement militaire et la lutte contre le terrorisme.
Quelle peut être la contribution des spécialistes Nigériens comme vous pour susciter de l’engouement en faveur des sciences en général et des innovations scientifiques et technologiques en particulier ?
Les experts nigériens, notamment ceux de la diaspora, peuvent contribuer de différentes façons au développement de l’Intelligence Artificielle. Ils peuvent contribuer en présentiel ou en distantiel à la formation et/ou à l’accompagnement des personnes ayant des intérêts pour ces domaines. J’ai, à titre personnel, dispensé un cours introductif en IA à African Development University en Août 2022. Il me vient aussi en tête le programme de mentorat à saluer de Dr. Fadji Zaouna Maina initié il y a quelques mois pour accompagner les doctorants et chercheurs post-doctorants nigériens dans leurs travaux de recherches. Dans le même volet, en collaboration avec des chercheurs et ingénieurs nigériens, nous sommes en cours de création d’une association en IA qui aura pour but de vulgariser cette technologie. Outre la formation, les experts peuvent nouer des programmes de partenariat entre leurs institutions et celles du Niger.
Qu’est-ce qui manque au Niger pour inciter à plus de vocations en lien avec l’IA et surtout maintenir les jeunes prodiges dans le pays ?
L’accès aux nouvelles technologies de l’information peut être un portail pour susciter de l’engouement auprès de ces jeunes et leur permettre de découvrir leur potentiel. Malheureusement une grande partie de la jeunesse nigérienne n’a pas accès à ces outils à cause de la faible couverture d’internet dans le pays et reste sous informée. Il faut cependant souligner les progrès enregistrés sur ce plan à travers des initiatives comme Niger 2.0 Villages Intelligents de l’Agence Nationale Pour La Société de l’Information (ANSI) de même que les Universités du Numérique de la même agence qui offre un forum d’échanges et d’information sur le numérique. Karatou PostBac, une application mobile développée par un jeune Nigérien offre également des exemples de parcours académiques et professionnels dont les jeunes peuvent s’inspirer.
Bien que quitter ou rester au Niger reste une décision personnelle, le pays pourrait profiter davantage de ses jeunes prodiges en améliorant son attractivité par des propositions de postes aux nouveaux diplômés. Pour les Nigériens de la diaspora, cette attractivité peut se définir dans un premier temps par une approche inclusive de leurs contributions aux « Think Tanks » du pays. Des initiatives telles que le Symposium de la Jeunesse et de la Diaspora Nigérienne sont à encourager aussi.
Peut-on dire que le prix e-Takara dont vous avez été lauréat, il y’a quelques années, a servi de catalyseur dans votre envie de poursuivre dans le secteur de l’IA ?
E-Takara a en effet été un catalyseur dans mon parcours académique et professionnel en IA. Cette expérience m’a permis de voir l’intérêt porté sur cette technologie au Niger. Je me réjouis aussi de voir beaucoup de projets qui emboîtent le pas et ayant, comme moi, l’ambition de mettre l’IA au profit de tous les Nigériens et Nigériennes.
Quel est le sort actuel de votre innovation agricole primée au Niger et à l’international ?
Nous sommes actuellement dans la phase de finalisation et de déploiement de notre solution au Niger. Comme beaucoup d’entreprises, nous avons été impactés par la pandémie du Covid-19 en accusant des retards de livraison de matériels. Nous projetons de lancer nos activités en Europe et en Amérique et c’est l’occasion pour moi de lancer un appel auprès des investisseurs intéressés à nous soutenir.
Un conseil à l’endroit des jeunes qui souhaitent exceller dans la recherche scientifique et technologique ?
Je leur demanderai d’avoir de grandes ambitions et de toujours croire en leurs rêves, que ce soit dans la recherche ou dans les autres domaines. Ils doivent se dire qu’il n’y a ni petits, ni grands rêves. On dit souvent que le ciel est une limite mais je dis qu’en réalité ça n’en est pas et que la vraie limite est l’univers car, le ciel n’est qu’une infime portion de ce dernier. Une fois ces ambitions et rêves établis, la prochaine étape serait de travailler dur pour les atteindre, de s’entourer de bonnes personnes qui vous soutiennent dans les réussites comme dans les échecs et enfin de laisser le temps faire le reste.
Propos recueillis par Souleymane Yahaya (ONEP)