Poste frontalier de Konni. Des centaines de camions sont stationnés en deux longues files d’attente sur les deux côtés de la chaussée. D’autres sont parqués en contre-bas de la route bitumée qui relie Konni à Illéla (première ville du Nigeria après la frontière). Un groupe de jeunes cause autour d’une casserole en train de mijoter sur un feu de charbon. « Nous sommes dans notre 3ème mois ici », confie Abubacar Sulaiman, un jeune apprenti chauffeur de 25 ans, originaire de Kano. Plusieurs groupes de jeunes hommes sont visibles entre les rangées de camions flanqués des logos de la société Dangote ou de BUA (Sokoto Cement). Visiblement, la fermeture de la frontière nigériane, ne fait pas plus mal aux populations du Niger qu’à celles du Nigeria.
Les échanges commerciaux entre Konni et Illéla sont très dynamiques. En temps normal, les commerçants et plusieurs autres acteurs économiques quittent chaque matin l’une ou l’autre ville pour aller ou venir faire des affaires. Mais depuis la fermeture de la frontière le 20 août 2019, les activités tournent au ralenti.
L’un des secteurs, les plus affectés est le transit. Pour les transitaires, les activités sont totalement à l’arrêt. C’est un manque à gagner important. Mahamadou Nazey Idi Mamane, un jeune transitaire qui a le vent en poupe, connaît bien la situation. « Au moment de la fermeture de la frontière par les autorités nigérianes, j’avais une commande de 75 camions de. ciment gris qui venaient. Ils ont été bloqués à Illéla. Finalement après quelques jours d’attente, mes partenaires de l’autre côté ont décidé de faire retourner la marchandise », explique ce jeune entrepreneur qui a l’habitude de commander jusqu’à 250 camions de ciment. « On continue à attendre. Et chaque jour qui passe, les prix des produits que nous consommons ici ne font que grimper. Que ça soit les jus que nous buvons ou l’essence dont le litre est passé de 250 à 750FCFA » ajoute-t-il.
Hamza Maï Gasoil, un vendeur bien connu de carburant confirme: « Aujourd’hui le bidon de 25 litres d’essence coûte 9.000 F contre 6.500 FCFA avant la fermeture de la frontière ; le bidon de gasoil qui était à 8.000 F avant est aujourd’hui vendu à 12.500 FCFA », explique-t-il.
Du côté des routiers locaux, c’est aussi l’attente. « Les activités se sont nettement ralenties particulièrement pour ceux d’entre nous qui font l’axe Konni- Nigeria », dit AbdourahamaneMamane, conducteur de citerne et Secrétaire général adjoint du Syndicat démocratique des routiers du Niger (SDRN). Cette situation prive aussi le syndicat de sources de revenus constitués principalement des tickets de 500F que paie chaque routier au niveau du poste de pesage. « En attendant, la réouverture de la frontière, certains de nos collègues essaient les destinations intérieures ; mais ce n’est pas facile parce que tant que la frontière restera fermée, il n’y a pas assez d’activités pour tout le monde ici», explique le SGA du SDRN.
27% de recettes en moins pour la Commune
Les choses sont aussi difficiles pour les vendeurs de céréales. Selon Moussa Oustaz, vendeur de céréales au marché de Konni, le maïs du Nigeria qui était plus abordable avant la fermeture de la frontière leur revient aujourd’hui plus cher. « Même à Illéla où on l’achète, il est vendu à 16.500 F le sac de 100kg. A cela il faut ajouter les frais de transport qui sont aujourd’hui de 700 ₦ (Nairas) puisque les véhicules empruntent des pistes. C’est pourquoi, nous préférons aujourd’hui nous rabattre sur le maïs qui vient du Burkina ou du Bénin que nous revendons à 17.000 FCFA avec une marge de 500F par sac. Avec celui du Nigeria on ne peut pas s’en sortir », explique ce commerçant pour qui le plus préoccupant, c’est la sécurité dans leur activité. « Avant, tu peux aller à Illéla prendre ta marchandise en 30 minutes. Maintenant, il te faut des heures sans compter la crainte de se faire prendre par la patrouille militaire nigériane. Depuis la fermeture de la frontière, je ne suis pas allé à Illéla, pourtant c’est notre principal marché d’approvisionnement », dit-il.
Ce n’est pas seulement, les commerçants et les populations qui se plaignent. La commune en ressent aussi l’impact négatif de cette situation. « Nous avons perdu environ 27% de nos recettes », déclare sans ambages M. Ibro Abdoulahi, Chef du Service recouvrement à la mairie de Konni. Les taxes les plus affectées sont surtout la taxe marchandise et la taxe ‘’ecogare’’. « Avant la fermeture de la frontière, le gérant de l’autogare verse chaque mois 2 millions de FCFA à la mairie. Actuellement, il arrive difficilement à verser 1.400.000FCFA. Pour la taxe marchandise, celui qui a le contrat versait 1.400.000, maintenant c’est 600.000FCFA. C’est dire que nos recettes pour ces deux taxes sont respectivement en chute de 27% et 58% », explique M. Ibro Abdoulahi. Le chef Service recouvrement précise par contre que les autres taxes liées aux activités à la frontière sont normalement recouvrées à 100% comme la taxe de passage des taxis motos ou la taxe exportation bétail. Le chef du Service recouvrement tient à souligner une précision curieuse. « En fermant sa frontière, le Nigeria a pris le soin d’autoriser l’importation du bétail. Donc malgré la fermeture, le bétail continue à rentrer au Nigeria au vu et au su de tous les agents de sécurité que ce pays a mobilisé à sa frontière », explique-t-il.
De l’autre côté de la frontière, les prix des denrées ont aussi augmenté. « Le prix du riz pour lequel le gouvernement a décidé de fermer la frontière a grimpé aussi. La mesure que nous achetions à 750 Nairas à Illéla est aujourd’hui à 1.200 Nairas », confie Lawal, un camionneur nigérian bloqué depuis plus de deux mois à la frontière.
« Cette situation n’affecte pas que les populations nigériennes. Les Nigérians dépendent aussi du Niger dans certains domaines. Par exemple pour certains fruits et légumes, ils viennent s’approvisionner ici chez nous », explique le préfet de Konni, M. Ibrahim Abba Lélé.
Environ 500 camions nigérians bloqués à Konni
Il y a environ 500 camions qui attendent ici depuis 70 jours. « Nous sommes des Nigérians, nous sommes venus ici livrer des marchandises légalement enregistrées, notre société est en règle, nos véhicules et nous-mêmes sommes tous en règles. Pourquoi nous empêcher de rentrer chez nous puisque nous ne transportons rien d’illicite. D’ailleurs, nos camions sont vides », déclare Musa Saidu, un camionneur âgé d’une cinquantaine d’années, originaire de Kaduna (Nigeria). « Je ne comprends pas un père de famille qui décide de fermer sa maison alors que ses enfants sont dehors », s’étonne-t-il.
Les plus jeunes sont très amers vis-à-vis de cette mesure. « Les autorités de notre pays sont en train de violer nos droits. Pourquoi, nous empêche-t-on de rentrer dans notre pays alors que nous ne transportons rien d’illicite ? », s’interroge Abubacar Sulaiman. La plupart des jeunes qui attendent ici sont des apprentis. Les chauffeurs sont eux rentrés au Nigeria puisqu’il est encore possible de passer de l’autre côté de la frontière. Ce que confirme un agent du poste frontalier du Nigeria « Tous ceux qui ont leurs papiers en règle (carte d’identité ou passeport, carte CEDEAO, carnet de vaccination) peuvent passer. Ils font les formalités, ils rentrent au Nigeria, font leurs affaires et reviennent. Mais, on ne peut pas rentrer avec un véhicule. Ils laissent leurs véhicules du côté nigérien et après les formalités à notre niveau, ils prennent d’autres véhicules du côté du Nigeria » dit-il.
D’ailleurs, tous les jours des commerçants passent par la route normale pour se rendre à Illéla, première ville du Nigeria. Les marchandises qu’ils y achètent sont transportées à moto, en pousse-pousse, ou en charrette entre les deux barrières de police qui séparent les deux pays.
Cet état de fait choque davantage les conducteurs nigérians et leurs apprentis bloqués au Niger depuis plus de 70 jours. Certains sont sans ressources et survivent grâce à la solidarité de leurs concitoyens. « Nos provisions sont finies depuis longtemps. Au début notre société nous envoie un peu d’argent chaque deux semaines pour acheter de quoi manger (12.000 Nairas). Aujourd’hui, ça fait plus de trois (3) semaines que nous n’avons rien reçu », confie Ibrahim Garba, un camionneur d’une quarantaine d’années. D’après ces routiers nigerians, leurs familles vivent, comme eux, une situation difficile. « Certaines familles comptent sur ce que gagnent ces jeunes pour vivre. Maintenant qu’on est bloqué ici, on ne sait pas comment ces familles survivent », explique le doyen Musa Saidu. « Il y a même eu des cas de divorce pour certains d’entre nous parce que les femmes sont fatiguées d’attendre et on ne leur envoie rien » ajoute un jeune apprenti-chauffeur.
Les premiers jours de la fermeture de la frontière, ce parking gros porteur improvisé était un véritable marché. « Il y avait des vendeurs de nourriture et divers autres petits commerces. Maintenant qu’on n’a plus d’argent tous ces vendeurs ont déserté les lieux. Même l’eau nous revient très chère ici entre 100 à 120 Nairas le bidon de 25 litres. Pour la nourriture, nous sommes obligés d’aller à Illéla ou de retourner à Konni pour nous en procurer », confie Kabiru Nura, un jeune conducteur originaire de Zanfara.
A cette précarité financière, il faut ajouter les conditions de séjour. Pour tous ces chauffeurs et leurs apprentis, leurs camions leurs servent de maisons. « On ne peut pas bien dormir dans un camion et sur une longue période », explique Mahamadu Nura. « On a connu toutes les intempéries ici. Le vent de poussière, la pluie et surtout certains insectes comme les moustiques, les scorpions et même les serpents. D’ailleurs il y a eu quatre cas de morsures de serpent dont un mort (un garçon originaire de Sokoto) » ajoute-t-il. Pour casser un peu le stress dû à cette situation, les chauffeurs et les conducteurs rentrent au pays par alternance, pour voir leurs familles. Cela s’explique par le fait qu’ils sont responsables de leurs camions aux yeux de leurs employeurs. « Ce qui fait qu’on ne peut pas quitter et laisser les camions seuls ici. Vous comprenez que nous sommes pris entre le marteau et l’enclume : d’un côté le gouvernement qui nous empêche de rentrer dans notre pays et de l’autre nos employeurs parce que s’il y a la moindre chose, ne serait-ce qu’une ampoule, qui manque sur ces camions, on risque de se retrouver en prison », confie Mustapha, un camionneur.
Le seul réconfort pour ces camionneurs nigérians, c’est qu’ils n’ont jamais été maltraités par les autorités ou les agents de sécurité nigériens. « Nous n’avons jamais eu de problème avec la police ou la douane ici. Ni même avec les populations », assure Mahamadu Nura qui fait toutefois cas de quelques paroles mal placées de la part des jeunes parfois.
Certains en tirent des bons comptes
Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, cette situation arrange certains acteurs économiques locaux. C’est le cas des charretiers, des taxis motos communément appelés Kabou Kabou, des fraudeurs et même des agents de sécurité du Nigeria.
En effet, depuis la fermeture de la frontière, ce sont les taxis motos et les charrettes asines qui acheminent les marchandises déchargées de l’autre côté de la frontière en territoire du Nigeria pour les faire rentrer au Niger. A la faveur de cette situation, plusieurs routes se sont ouvertes pour les fraudeurs qui s’informent d’ailleurs de la position de l’armée nigériane souvent auprès de leurs partenaires du Nigeria. « De Konni jusqu’à Doutchi, il y a une multitude de routes empruntées par les fraudeurs. Vous pouvez voir des kabou kabou qui peuvent transporter jusqu’à 20 jerricanes de 25 litres de carburant », confie M. Ibro Abdoulahi, Chef service recouvrement à la mairie de Konni.
En ce dimanche 20 octobre, c’est le jour du marché de Illéla. Au niveau de la frontière règne une atmosphère bruyante. Une horde de taxis motos et de charretiers, certains chargés de passagers, d’autres de marchandises attendent en file. Après une pluie matinale, la piste qu’ils empruntent est devenue boueuse et très glissante. Beaucoup de conducteurs de taxis motos sont couverts de boue à la suite des chutes dues à l’état de la piste.
« C’est ici la frontière », nous dit un conducteur de Kabou Kabou, en indiquant la piste sommaire sur laquelle nous nous trouvons. Il transporte deux gros sacs de patate douce sur sa moto. Quelques mètres plus loin, il chute, déséquilibré par son chargement. Nous l’assistons pour redresser sa moto et son chargement. C’est alors qu’il nous confie qu’à chaque passage, ils sont obligés de donner entre 100 et 8000 ₦ (Nairas) aux agents de sécurité du Nigeria, selon l’importance de la marchandise transportée. Même les passagers de Kabou Kabou paient ‘’ce droit de passage’’.
En effet, de l’autre côté de la frontière, des agents de sécurité font le guet à côté d’un arbuste comme pour se dérober de l’objectif de notre reporter photo. Une scène invraisemblable. Chaque charretier ou chaque Kabou Kabou qui vient à leur niveau s’arrête et donne ce qu’il a à donner et continue sa route. Deux garçons charretiers Abdou et Illiassou transportant des fagots de canne à sucre confirment. « Nous avons donné 200 Nairas chacun » dit Abdou.
C’est la même situation pour ceux qui empruntent les véhicules qui circulent sur les pistes de la fraude. «Nous sommes passés par trois barrières où nous avons payé 200 Nairas à chaque poste. Et au retour, j’ai payé 6.000 Nairas (soit 10.000 FCFA) pour mes bagages », renchérit Aichatou Boubacar qui elle, était partie acheter des meubles à Sokoto. Bref « c’est un véritable business que le gouvernement a créé pour les agents de sécurité » résume Kabiru Nura, un camionneur originaire de Katsina bloqué à Konni depuis plus de deux mois.Mais, certains acteurs ne se plaignent pas de cette situation. « Que Dieu bénisse Baba Bahari ; grâce à lui on a eu du travail et ça marche bien pour nous », scande,à notre vue, un conducteur de Kabou Kabou, dressé débout sur sa moto tout en faisant ronfler le moteur.
Mais, il faut dire que ceux qui empruntent les routes de la fraude s’exposent à de grands risques particulièrement ceux transportant du carburant. « Il y a un peu plus d’une semaine de cela, un de nos enfants a reçu une balle et en est mort. En fait, dès qu’ils interceptent un véhicule, les militaires nigérians tirent sur les pneus. Une fois le véhicule immobilisé, ils saisissent le carburant et détruisent le moteur du véhicule souvent en l’enflammant. C’est quand vous avez de la chance qu’ils vous laissent la carrosserie », déplore El Hamza Maï Gasoil.
Cette situation a une répercussion sur l’ensemble du commerce à Konni. En effet, en ce mercredi 23 octobre, jour du marché hebdomadaire, l’ambiance n’est plus ce qu’elle était si la frontière était ouverte. Vers midi, alors que nous nous faufilons dans une des rues commerçantes adjacentes au marché, Moussa un conducteur de Kabou Kabou stationné au niveau d’un virage nous raconte : « avant, vous ne pouvez pas circuler dans cette rue, tellement les activités sont denses. Maintenant, on fait avec ce qu’on a, mais ça ne va du tout », ajoute-t-il.
Au-delà des difficultés et de l’amertume, tous les acteurs ne souhaitent que la réouverture de la frontière. « On ne peut pas condamner le président nigérian pour ce qu’il fait pour le bien de son pays. Mais on souhaite l’ouverture de la frontière parce que le destin des populations des deux côtés de la frontière est intimement lié », dit Elh Dangué, un acteur politique local très actif. En attendant, Konni vit sous le régime des vaches maigres.
Par Siradji Sanda, envoyé Spécial(onep)