Il y a dix ans, presque jour pour jour, installé à Conakry, je recevais de Niamey, comme un uppercut en plein ventre, la nouvelle de la disparition de Mangoné Niang à Dakar. Il était à quelques jours de ses 67 ans. Pour tous ses amis, ce fut une vie prématurément interrompue, une vitalité intellectuelle et une intelligence rare tôt éteintes. Pour moi, ce fut une des mauvaises nouvelles les plus inattendues et les plus dévastatrices ; inattendue parce que rien ou presque rien ne la laissait entrevoir dans les derniers instants du dialogue épistolaire soutenu par emails, que nous entretenions depuis plus d’une douzaine d’années ; dévastatrice parce que Mangoné comme tout le monde l’appelait affectueusement a été pour moi, comme pour beaucoup d’autres, un véritable et bon ami.
« Mais qui est-il donc, ce Mangoné Niang ? » C’est, selon le récit qu’en fait Boubacar Boris Diop dans son hommage à Mangoné de décembre 2012, l’interrogation lancée par ce lecteur, qui, après avoir lu un article de notre ami, « avouait ainsi sa stupéfaction de n’avoir jamais entendu parler d’un intellectuel sénégalais à l’esprit aussi puissant et incisif».
Ce Mangoné Niang a été pour moi entre la fin août 1999 et la mi-décembre 2012 un véritable ami, un bon ami, une partie de moi, un kharit , comme disent les Wolof. Nous avions noué cette amitié à Niamey, ville que j’ai rejointe en 1999 et où il travaillait et vivait déjà depuis le début des années 1980.
Notre première rencontre a eu lieu en septembre 1999 dans mon bureau dans la banque où je venais de prendre fonction quelques jours ou semaines auparavant. Il m’avait été présenté comme étant le Directeur du bureau de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA). Il l’était, mais il n’était pas que le représentant au Niger d’une organisation panafricaine cacochyme, dont l’Union Africaine (UA) devait prendre le relais. Il était aussi et surtout le Directeur du Centre d’Études Linguistiques et Historiques par Tradition Orale (CELHTO), aujourd’hui bureau spécialisé de la Commission de l’UA basé à Niamey.
A priori ils partageaient peu, l’intellectuel qu’il était et le banquier que j’étais, l’homme de lettres et celui des chiffres, le sorbonnard ancien de l’EHESS et l’HEC , le manieur de concepts et le manieur d’argent. Mais la réalité est plus complexe que les apparences et les a priori. Tous deux, nous avions la même exigence de comprendre le réel dans sa globalité et sa complexité. L’intellectuel en bon connaisseur de Marx savait que l’être économique et social des hommes déterminait leur conscience, d’où son intérêt non feint pour l’économie et la finance. Le banquier avait compris depuis longtemps que le comportement du consommateur, c’est-à-dire celui du client, était aussi influencé par des facteurs sociaux, outre les facteurs personnels et psychologiques. Le banquier a vite vu que l’intellectuel n’était pas rétif aux chiffres et l’intellectuel a vite compris que le banquier avait quelques lettres. Tous deux, nous étions convaincus que l’Afrique devait vivre et philosopher en même temps, c’est-à-dire creuser en même temps et avec la même énergie et la même profondeur le sillon économique et le sillon culturel, nous éloignant ainsi de la maxime latine Primum vivere deinde philosophari . Alors s’est nouée, jusqu’à ce que mort nous sépare, une véritable amitié.
Aristote nous a enseigné il y a 25 siècles : «Un bon ami est un ami qui nous élève ». Mangoné a toujours élevé le plus haut possible ceux qu’il a aimés. Et pour l’intellectuel africain qu’il était, élever ceux qu’il aimait, c’était vivre avec eux les deux passions de sa vie : l’Afrique et les livres.
Mangoné a partagé avec moi, pendant nos treize années d’amitié une bonne part de ce que sa pensée lumineuse a produit : réflexions, textes présentés dans de multiples conférences, symposiums et séminaires, notes de lectures etc. Ces derniers jours, j’ai parcouru de nouveau avec beaucoup d’émotion et de bonheur mêlés certains de ses écrits : Le jeu et la parole , une réflexion philosophique et anthropologique ; Le Veilleur de Jour , un hommage au Professeur Joseph Ki-Zerbo ; Mémoire et Modernité et pour une pédagogie de progrès , deux réflexions profondes sur des problématiques de l’heure. Pendant treize années, suivant en cela le conseil de Montaigne à ses contemporains, je me suis évertué à frotter et limer ma cervelle contre celle de mon ami . Ainsi, si d’autres ont pu louer la clarté aronienne, j’ai pour ma part pu admirer la clarté mangonéenne. Je ne l’ai jamais trouvé englué dans la fange du langage jargonnant, ni dans l’affectation de la pensée complexe, ni dans la nébulosité du propos, si courantes chez maints intellectuels. Chez Mangoné, la clarté, la rigueur et l’intelligibilité étaient toujours de mise, du moins lorsque le commerce était avec moi.
Mangoné ne partageait pas seulement ses propres réflexions, il aimait beaucoup aussi diffuser celles des autres, notamment celles de ses amis. Que de fois ne m’a-t-il parlé du dernier livre, du dernier papier, de la dernière intervention de l’un ou l’autre. Que de fois ne m’a-t-il parlé de Boris, de Penda, de Abou, de Tierno, de Mamoussé, de Mandiaye et de tant d’autres, comme s’ils étaient nos amis communs. Tous ces hommes et femmes de culture, que je ne connaissais pas personnellement, m’étaient devenus familiers, sans doute grâce à leurs écrits, mais aussi grâce à tout le bien que Mangoné a pu me dire d’eux. Au fil du temps, au gré de leurs venues au Niger ou de mes déplacements au Sénégal, j’ai eu l’occasion d’en rencontrer certains à Niamey ou à Dakar. En effet, à l’occasion des invitations autour d’un méchoui dont Mangoné honorait tous ses amis de passage à Niamey, j’ai eu par la suite le plaisir de faire la connaissance de certains parmi eux : l’historienne Penda Mbow, le philosophe Mamoussé Diagne, l’écrivain Tierno Monénembo. A Dakar, à l’occasion d’une invitation à dîner de Penda Mbow, j’ai eu le plaisir de rencontrer Abou Tall, le banquier-philosophe. Chaque fois que son nom arrivait dans nos conversations, Mangoné le présentait ainsi et ne manquait pas de me glisser avec beaucoup d’amitié et de bienveillance «Abou et toi, vous êtes mes deux amis banquiers-philosophes ». Tout aussi amicalement, je lui glissais du tac au tac «Mangoné, tu m’aimes trop bien, mais laisse-moi à ma place! Le fardeau du banquier est déjà trop lourd ! ne m’en ajoute pas!».
Mangoné me faisait souvent l’amitié de me présenter les intellectuels africains qu’il recevait à Niamey au CELHTO. Aussi, ai-je eu le plaisir de croiser à Niamey dans son bureau Cheikh Hamidou Kane. Jeune cadre dans l’industrie, je l’avais déjà croisé de loin dans les années 1980 en sa qualité de Ministre du Plan et de la Coopération, puis de l’Industrie du Sénégal, mais la rencontre avec Cheikh Hamidou Kane, la grande figure des lettres africaines, avait une saveur toute autre.
A Niamey, il ne tarda à me présenter son ami Jean-Pierre Olivier de Sardan, anthropologue comme lui, qui conduit des recherches au Niger depuis les années 1960. Si ma mémoire ne me trahit pas, le dernier de ses amis dont il m’a parlé dans les derniers mois de sa vie est le Professeur et philosophe Paulin Hountondji, qu’il a appelé mon vieil ami dans le mail de juillet 2012 qu’il m’a envoyé. Une ou deux fois, il m’a informé qu’il allait se réfugier au Centre Africain de Hautes Études de Porto-Novo dont son ami est le Directeur. Peut-être en avait-il fait un de ses lieux de retraite intellectuelle.
Mangoné aimait la réflexion, le débat, l’échange d’idées, mais jamais la dispute, ni disputation. En définitive, j’ai le sentiment qu’il aurait toujours voulu que ses amis fussent tous amis et le dialogue avec chacun d’entre eux fut un dialogue entre tous. Peut-être aujourd’hui voudrait-il, là où il se trouve, que ses amis poursuivent ensemble les débats et réflexions qu’ils menaient avec chacun d’entre eux.
Mais qui est-il donc, ce Mangoné Niang ?
Ce Mangoné Niang aimait ardemment les livres. Il en a beaucoup acheté, beaucoup lu, beaucoup offert et beaucoup soutenu. Je ne sais pas si, comme Jean-Paul Sartre, il aurait pu écrire : «j’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres .» Je ne sais pas s’il a eu, comme Sartre, «un grand-père qui avait un bureau où il y en avait partout et qu’avant de savoir lire, déjà, il les révérait, ces pierres levées». Je ne sais pas s’il a eu, comme Souleymane Bachir Diagne, un père qui était un «boulimique de la lecture» qui «aimait les livres, tous les livres …». En revanche, je sais que personne au monde n’a aimé et n’a révéré les livres autant que lui. Mangoné a vécu au milieu des livres, je le sais ; il a fini sa vie au milieu des livres, j’en ai l’intime conviction.
Le meilleur cadeau que Mangoné pouvait faire à un ami, c’était un livre. A Niamey, ville où le livre n’était pas une denrée courante, il ne rentrait pas d’un voyage, sans m’en ramener au moins un et m’en conseiller d’autres. Au détour d’une discussion que nous avons eue au début des années 2000 à propos de la baisse de la lecture chez les jeunes, j’ai eu à évoquer le goût assez prononcé de ma fille pour la lecture. A compter de ce jour, il ne se passait pas un mois sans que Mangoné lui offrit un livre.
Mais qui est-il donc, ce Mangoné Niang ?
Ce Mangoné Niang était aussi en sa qualité de Directeur du CELHTO, un vrai protecteur des lettres, apportant soutien matériel, intellectuel et relationnel aux écrivains et aux chercheurs. Ainsi, Tierno Monenembo a rappelé dans l’hommage qu’il lui a rendu en décembre 2012 le soutien important qu’il lui a apporté pour la rédaction de son roman Peuls pendant toute sa gestation qui a duré au moins une dizaine d’années. Il lui a ouvert son carnet d’adresses au Nigeria et l’a mis en contact avec des archéologues, des traditionnalistes et des chercheurs, notamment ceux des universités de Sokoto, Kaduna et Zaria. Boubacar Boris Diop, lui aussi, nous a appris dans son hommage à Mangoné, qu’il a bénéficié d’une bourse de trois mois du CELHTO pour terminer au Niger son roman. Les traces de la meute. Bien évidemment, des intellectuels et écrivains de toute l’Afrique, du nord au sud, d’est en ouest, ont bénéficié du même appui décisif de Mangoné et du CELHTO.
A mes yeux, sa grande œuvre et celle du CELHTO au cours des années où il a dirigé le Centre, a été le travail de redécouverte de la Charte de Kurukan Fuga. La Charte est un ensemble de principes, de droits et d’obligations établi lors de l’Assemblée constitutive de l’Empire du Mandé qui se tint en 1236 aux lendemains de l’historique bataille de Kirina, sur le plateau de Kurukan Fuga dans l’actuel Mali. Elle a été proclamée cinq siècles avant la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Dans l’avant-propos de l’ouvrage présentant la Charte, Mangoné la définissait ainsi : «L’acte de Kurukan Fuga, parce qu’il correspondait au sacre de Soundiata, était la célébration d’un code juridique, certes élargi et plus détaillé, qui devait à partir de ce moment-là prendre force de loi pour toutes les communautés du Mandé. Les énoncés constitutifs portent sur l’organisation sociale, la gestion des biens et celle de la nature.» Pour cette reconstitution, fort de sa science, de sa notoriété et de ses capacités d’organisation, Mangoné a su, grâce à son obstination et sa détermination, faire travailler ensemble des historiens traditionnistes – les djeli –, des historiens modernes, des théoriciens du texte, des juristes, des environnementalistes, des philosophes etc.
Mais qui est-il donc, ce Mangoné Niang ?
Ce Mangoné Niang était anthropologue et linguiste de formation. Il a surtout été pendant toute sa vie un éminent chercheur et un grand intellectuel africain. Ses deux alma maters sont des plus prestigieuses de France : l’Université Paris 1 – Sorbonne pour l’anthropologie, la littérature orale et les études africaines ; toujours à Paris, l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) pour l’anthropologie et la linguistique.
Cette formation à bonne école l’a armé à jamais dans sa vie professionnelle et dans sa vie tout court. Mangoné ne parlait jamais de sa personne. Lorsque nous nous sommes connus, il était déjà Directeur du CELHTO. De ce que j’ai su par d’autres sources que lui, l’essentiel de son parcours professionnel s’est déroulé au CELHTO où il a occupé la fonction de Chef de l’Unité Linguistique de 1980 à 1998 et ensuite celle de Directeur de 1998 à 2008. Dans la seconde moitié des années 1970, avant de rejoindre le CELHTO, il a été Chercheur-Vacataire à la Délégation Générale de la Recherche Scientifique et Technique (DGRST) à Paris.
Par ailleurs et parallèlement à ses fonctions au CELHTO, il a rempli de nombreuses autres missions, notamment celles de membre du Conseil International Francophone des Langues (CIFLA) de l’Agence Intergouvernementale de la Francophonie (AIF), de Coordonnateur de la Traduction en Hausa de l’Histoire Générale de l’Afrique avec M. Ibrahim Makoshi, Directeur de la Hausa Studies Center de Danfodiyo University of Sokoto, Nigeria, de Coordonnateur de la numérisation des traditions orales et des cultures africaines pour l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique Centrale et l’Océan Indien au CELHTO.
Pendant toutes ces années, il a participé et contribué à une multitude de réflexions, d’études, de symposiums et d’ouvrages dont l’Afrique, sa culture, ses langues et sa mémoire étaient les thèmes centraux. Mangoné, un prénom typiquement de chez nous réfléchissait et écrivait sur tout, quelques lignes, quelques feuillets, plusieurs pages etc. Y passaient les thèmes les plus divers : les cultures et langues africaines, les questions de mémoire, l’État africain, les difficultés de la démocratie, l’intégration africaine, les conflits, leur prévention, les médiations traditionnelles et modernes, les hommages aux hommes et femmes de culture etc. Aussi, je formule ici le vœu de voir un jour sa famille et ses amis recenser, rassembler et publier ses très nombreux écrits, pour en faire le legs de Mangoné aux générations actuelles et futures.
J’écrivais au début de cet hommage que l’Afrique était pour Mangoné la passion de sa vie. Il l’aimait ardemment et la plaçait au-dessus de tout. Mais il ne perdait jamais sa lucidité. Rien de ses faiblesses et de ses échecs ne lui échappait. Quand il arrivait à l’Afrique de faillir, à l’excès ou modérément, il en souffrait toujours beaucoup. Combien de fois l’ai-je entendu dire «j’ai honte», parce qu’un pays africain a dérogé au rang qui devait être le sien.
Aimé Césaire se définissait comme le nègre fondamental. «Nègre je suis et Nègre je resterai.» clamait-il. Pour moi, Mangoné a été l’Africain fondamental, l’Africain de toute l’Afrique, de toutes les causes africaines. Africain il a été, africain il est resté toute sa vie. Il est de la race de ces géants d’Afrique sur les épaules desquels nombreux sont ceux qui se sont perchés et se perchent encore pour observer et comprendre notre continent et le monde. Les hommages sincères que Mandiaye Gaye , Boubacar Boris Diop et Tierno Monenembo, chacun avec ses mots et son cœur, lui ont rendus à sa mort en constituent des témoignages éloquents. Le mien, dix ans après, se veut modestement être un rappel.
Mangoné, tu as laissé ta trace sur ta terre d’Afrique. Repose en Paix ! Puissent tes amis et ta famille perpétuer ton legs ! Puisse ce legs être partagé par les hommes et femmes d’Afrique et d’ailleurs !
Mamadou SENE
Un parmi les amis de Mangoné NIANG,
Ancien Directeur Général de banque
mamadousene.opinion@gmail.com