Plusieurs personnes ignorent que le Niger est un creuset inestimable pour la recherche et l’étude des manuscrits. Cette richesse méconnue ou ignorée par la plupart de nos compatriotes, n’a pourtant rien à envier aux manuscrits de Tombouctou en termes de valeurs sociale, culturelle, historique et scientifique. Nous avons donc décidé, en cette aube de grande Renaissance Culturelle entamée par notre pays, de nous entretenir avec Pr Seyni Moumouni, Directeur de l’Institut de Recherches en Sciences Humaines (IRSH), Directeur de Recherche, Civilisations et Histoire des Idées (cames), et auteur du livre Histoire de Sinder, Les manuscrits de la vallée du fleuve Niger, Bratislava, VEDA, Publishing house of the Slovak Academy of Sciences, 2017.
Professeur, différentes recherches ont démontré qu’il existe plusieurs manuscrits centenaires sur l’ensemble du pays ?
Tout d’abord, je vous remercie de m’avoir invité à parler des manuscrits anciens. En effet, il existe des manuscrits anciens au Niger. Des recherches menées dans plusieurs régions du pays ont démontré la présence d’une tradition manuscrite, symbolisée par la richesse des bibliothèques particulières qu’on trouve dans toutes les régions du Niger. Comme vous le savez, le Niger, par son histoire, est constitué sur les restes des anciens empires (Bornou, Songhay, Sokoto) et par sa situation géographique ; il est un lieu de passage et de brassage culturel, un carrefour naturel de rencontres et d’échanges entre les populations et les cultures des deux rives du Sahara. Dans cet espace, le livre manuscrit circulait entre les grands centres historiques ; les oulémas encourageaient les activités culturelles et intellectuelles, faisant de cet espace un lieu d’expression culturelle universelle. Non seulement les érudits locaux écrivaient leurs propres ouvrages mais aussi des manuscrits y étaient apportés. Ces manuscrits retrouvés et conservés sont humbles et magnifiques dans leur écriture hiératique. La finesse de leurs calligraphies, le luxe de leurs ornements et de leurs formes témoignent de la richesse culturelle, artistique et historique de ce patrimoine. Les manuscrits sont pour l’instant conservés dans les bibliothèques (privées et publiques).Ils représentent la chance de survie des cultures et traditions locales, la promesse de leur avenir dans un Niger en proie aux aléas sécuritaires et aux trafics de tous genres. Aujourd’hui, la situation dans laquelle se trouvent plongées certaines régions du Niger et les risques de destruction des manuscrits rendent urgente la protection de ce patrimoine national et universel.
Dans quels langues et alphabets les manuscrits sont-ils rédigés ? De quoi traitent-ils ?
Il y a deux types de manuscrits anciens : les manuscrits en langue et écriture arabe et les manuscrits en écriture « ajami ». La tradition manuscrite s’appuie sur l’enseignement de l’écriture sacrée. Elle eut pour conséquence l’invention d’autres formes d’écriture telle que l’écriture dite «ajami», produite à partir d’un système de transmission des langues locales par l’utilisation de l’alphabet arabe. Ce type d’écriture a permis de fixer des langues jusqu’alors orales. Ces manuscrits ont trait aux commentaires du Coran et aux hadiths ; on y trouve également des chroniques, des actes juridiques, des récits épiques, des poèmes rimés, de l’astronomie, de la pharmacopée, des traités politiques, des notices hagiographiques des personnalités politiques et religieuses. Il existe également de nombreux ouvrages, pamphlets, correspondances dont certains renferment des informations importantes.
Plusieurs manuscrits découverts dans le canton de Sinder (vous y avez d’ailleurs consacré un livre) ont permis de comparer leur valeur historique et scientifique avec ceux de Tombouctou. Dans quelles conditions avez-vous retrouvé ces manuscrits ?
C’est dans le cadre du projet de recherche Prospection, Acquisition et Valorisation des manuscrits du Niger que le manuscrit « Tarikh Sinder » a été trouvé. Le projet initié par le Département des Manuscrits de l’Institut de Recherches en Sciences Humaines (IRSH) de l’Université Abdou Moumouni consiste à recenser les manuscrits conservés dans les bibliothèques privées du Niger. C’est dans ce cadre qu’une équipe de chercheurs s’est rendue dans la commune rurale de Sinder. Les manuscrits trouvés à Sawani sont l’amorce de la première bibliothèque privée de la localité, qui a été réunie dans une annexe de la concession de l’ancien imam et Cadi de Sawani, feu Oumarou Issifi. Dans cette bibliothèque, on trouve également, à côté des manuscrits, des livres et documents imprimés. Parmi les manuscrits, des textes traitant de l’histoire locale, des correspondances, des documents de jurisprudence, des cartes géographiques des différentes îles, des traités en science occulte, des actes juridiques, etc. Les manuscrits conservés dans des cantines en bois enfermés pendant plusieurs années sont pour la plupart dans de mauvaises conditions de conservation. La bibliothèque de Sounakoye Djibrilla contient à la fois des livres manuscrits et imprimés. Les manuscrits furent rangés dans des cantines et conservés dans la maison familiale. Parmi les manuscrits, nous avons trouvé une collection de manuscrits inédits écrits par Sounakoye Djibrilla sur l’histoire locale. Ces manuscrits inédits, dont « Tarikh Sinder », sont les produits de la réflexion personnelle et originale d’un érudit local, célèbre dans son village. Il est le prolongement naturel de la production d’une chaîne ininterrompue de savants. Les manuscrits anciens du Niger ont conservé les mêmes styles et traits scientifiques et historiques que ceux de Tombouctou. On trouve par exemple dans « Tarikh Sinder » la même méthodologie et les mêmes styles que les « Tarikh el-fettach » de Mahmoud Kaati et « Tarikhal-Sûdan » de Abderrahaman Es-Saadi.
De quoi traite le manuscrit « Tarikh Sinder » en particulier ?
Le manuscrit intitulé « Tarikh Sinder » est un texte écrit en arabe sur l’histoire de Sinder (région de Tillaberi) par Sounakoye Djibrilla, un auteur prolifique ; son œuvre écrite est essentiellement consacrée à l’histoire. Le manuscrit en question est une copie photographique prise sur place de l’original. Le manuscrit est composé de soixante-quinze (75) folios. Il traite de la vie sociale et culturelle autour de la vallée du fleuve Niger, des rapports entre les différentes communautés et de la généalogie des différentes personnalités historiques et religieuses. Par sa richesse et sa qualité, ce manuscrit atteste qu’il est possible d’enrichir l’historiographie nigérienne et africaine en général en puisant dans les sources écrites endogènes. Le texte relate l’histoire des habitants de Sinder (dans la région de Tillabéry) depuis leur arrivée en 1813 en provenance du Mali – jusqu’à 1986. L’intérêt de ce type de documents, recueillis dans de petites localités, est de donner un récit proche du terrain, mêlant histoire politique – les dates des règnes, les conditions de succession – et les informations sur la vie sociale, politique, religieuse et culturelle locale.
Ainsi, le chroniqueur note les épisodes climatiques et agricoles importants – sécheresses, bonnes et mauvaises récoltes, invasions de sauterelles. Il indique comment le roi Zindokoy (1830-1857) fit « désensabler le fleuve, afin de permettre aux pauvres gens de traverser en pirogue » (p. 24).
Il fait part d’une insécurité chronique : les habitants de Sinder doivent ainsi se défendre contre les attaques d’un coupeur de routes dans les années 1850. On assiste également aux luttes de Sinder contre ses voisins : par exemple, en 1871, à l’occasion du refus de Sinder et des Touaregs de la rive droite de payer l’impôt « à un autre groupe touareg de la rive gauche » (p. 28). Au détour de ces récits, sont livrées des informations intéressantes. L’histoire de Sinder, déjà musulmane au début du XIXe siècle, est vue ici du point de vue du pouvoir politique. Cependant l’auteur donne également des aperçus sur la vie religieuse. Également intéressant est le récit de la venue des Français, qui conduit les notables à des réactions diverses : fuite vers le Hedjaz, exil temporaire à Gwandu, décision de rester sur place. On trouve dans « Tarikh Sinder » une histoire à la fois locale et globale que j’ai voulue montré à travers cette édition critique.
Professeur, existe-t-il d’autres missions prometteuses de recherche de nouveaux manuscrits au Niger ou de ré-analyse de ceux déjà trouvés ?
Malheureusement, faute de subvention, tous nos projets de recherche sont arrêtés. Le projet de prospection et de valorisation des manuscrits du Niger n’a pas pu couvrir tout le Niger. Cependant, les études sur les manuscrits retrouvés se poursuivent ; nous travaillons en ce moment sur des chroniques des régions de Zinder et d’Agadez. L’objectif est de réécrire l’histoire du Niger à partir de manuscrits anciens.
Votre mot de la fin ?
Les manuscrits anciens sont un patrimoine, une richesse culturelle inestimable qu’il faudrait protéger contre les trafics, la destruction, les mauvaises conditions de conservation et les aléas climatiques.
Propos recueillis par Souleymane Yahaya