Les 7 et 8 octobre derniers, l’heure était aux débats en profondeur sur l’intégration régionale, dans la salle de conférence de l’hôtel Laïco de Ouagadougou. En effet, dans le cadre de la commémoration de son 25ème anniversaire, l’UEMOA a voulu toucher de près les réalités du terrain en invitant plusieurs acteurs et observateurs attentifs à cogiter et surtout échanger sur les enjeux, les contraintes et les défis de l’épineuse question de la libre circulation des personnes et des biens dans l’espace communautaire. C’est à ce titre que la Commission de l’UEMOA a réuni les acteurs concernés et d’éminentes personnalités, des universitaires et des journalistes à plancher sur le thème « UEMOA, 25 ans : Ensemble, relevons le défi de la libre circulation des personnes et des biens dans un espace communautaire sécurisé ». L’idée ici, c’est de faire une ébauche de propositions dans le sens de créer les conditions qui permettent aux populations ouest-africaines de goûter au plaisir de voyager librement et sans la moindre tracasserie, dans un espace communautaire sécurisé.
Comme l’a souligné le président de la Commission, M. Abdallah Boureima, à l’ouverture des travaux, ce forum offre une occasion de questionner les pratiques face à la problématique de la libre circulation des personnes et des biens. Indiquant que des avancées majeures ont été réalisées en la matière, il a cité, l’adoption de la directive relative à la mobilité des étudiants dans l’espace, les directives portant sur la circulation et le libre établissement des professionnels et l’institutionnalisation d’un visa unique UEMOA, avec l’adoption d’un acte additionnel dans le domaine de la circulation et du séjour des personnes non ressortissantes de l’Union, etc.
Toutes ces initiatives, a dit Abdallah Boureima, témoignent de la volonté de nos Etats membres de ‘’concrétiser la forte aspiration de construire un espace uni en progrès continu pour le bien-être de ses populations’’ Malheureusement, constate le président de la Commission de l’UEMOA, il y a encore une certaine persistance des obstacles à l’amélioration des échanges intracommunautaires et certains textes et une timide application du droit d’établissement par certains Etats membres.
Aussi, a-t-il conclu, ce forum scientifique devra permettre aux experts et aux panélistes d’apporter des réponses avisées sur un certain nombre de questions, à savoir : comment concilier le principe de la libre circulation des personnes et des biens avec l’impératif sécuritaire ? Quelles sont les causes profondes du faible taux des échanges intercommunautaires ? Comment renforcer l’Union de sorte à pouvoir assurer l’application des dispositions communautaires sur la libre circulation?, etc.
Au cours des deux jours qu’a duré le forum scientifique, les participants ont échangé dans un langage dénué de toute démagogie à travers quatre panels sur les thèmes :‘’Accélération des réformes communautaires portant sur la libre circulation des personnes et du droit d’établissement’’ ; ‘’Actions novatrices pour une liberté effective de circulation des personnes et d’établissement’’; ‘’Conditions de l’effectivité de la réglementation et des législations communautaires en matière de commerce intra régional’’, et ‘’Nouvelles approches à préconiser pour accroitre le niveau du commerce intra régional’’.
Dès l’entame de la conférence inaugurale sur le thème « Enjeux de l’intégration et perspectives de l’Afrique en général et de l’Afrique de l’Ouest en particulier », Dr Alioune Sall, Directeur exécutif de l’Institut des Futurs Africains, a fait une plongée dans le vif du sujet en martelant que le processus de l’intégration régionale est loin d’être un long fleuve tranquille, mais renvoie plutôt à l’image d’une longue marche, d’une course de longue haleine. Pour preuve, a-t-il poursuivi, l’idéal d’intégration économique en Afrique, qui était déjà l’apanage des pères de l’indépendance, a été une constante dans les discours et les engagements politiques depuis les indépendances de nos pays.
Contrôles intempestifs et prélèvements illicites sur les axes routiers…
Hélas, a-t-il noté, les objectifs visés n’ont pas été tous au rendez-vous en dépit des multiples efforts et initiatives entreprises. Aujourd’hui, a déploré Dr Sall, malgré la création d’un marché commun basé sur la libre circulation des personnes et des biens, les échanges commerciaux constituent seulement 11,6%. Un taux nettement inférieur à l’objectif de 25% fixé par le programme régional des échanges commerciaux dans l’espace UEMOA. Pour lui, les principales raisons de cette faiblesse trouvent leur origine « dans les nombreux contrôles sur les corridors, les prélèvements illicites sur les axes routiers, les longs délais pour le transport des marchandises, les distorsions en matière de concurrence, les difficultés pour certaines entreprises à accéder aux marchés de certains pays de l’Union ».
A titre illustratif, Dr Alionne Sall, a indiqué qu’un camion empruntant le corridor Dakar-Bissau est contrôlé 38 fois, 27 fois sur le corridor Ouaga-Lomé et 26 fois sur celui de Bamako-Dakar. «Ces perceptions illicites par camion et par voyage s’élevaient, en 2017, en moyenne à 41 245FCFA engendrant ainsi un surcoût qui entrave le développement des échanges communautaires. Pour y mettre fin, l’universitaire demande d’instaurer un contrôle rigoureux au niveau des frontières et sur les grands axes routiers », a-t-il expliqué.
Concilier l’impératif de la liberté de circulation et les exigences d’ordre sécuritaire
Jetant un regard sur le contexte actuel marqué par la montée de l’insécurité dans le Sahel qui occupe près de 70% de l’espace l’UEMOA, il a indiqué que les défis consisteront à mettre un terme (ou à défaut limiter) les tracasseries policières qui entravent la bonne marche de l’intégration régionale, tout en sachant que le terrorisme, l’extrémisme violent et les conflits communautaires demandent un contrôle rigoureux au niveau des frontières et sur les grands axes routiers.
Aussi, a-t-il souligné la nécessité de mener des actions fortes « tout en prenant en compte la difficile question de la conciliation de l’impératif de sécurité avec les principes et exigences de la liberté de circulation des personnes et des biens consacrés par les textes communautaires ».
En conclusion a dit Dr Alioune Sall, « il faut donc dépasser le stade de la spéculation et s’engager hic et nunc à créer un terrain fertile pour que naisse dès aujourd’hui ce meilleur des mondes que nous souhaitons sinon pour nous du moins pour nos enfants ».
Pour les discussions en panels, les échanges ont été des plus enrichissants. Les panélistes ont unanimement reconnu que les objectifs de libre circulation des personnes et des biens se heurtent aux entraves des contrôles excessifs et des prélèvements irréguliers opérés à l’encontre des voyageurs sur les axes routiers.
Et pour corroborer toutes ces affirmations, la parole a été donnée au Général Salou Djibo, président de la Task-Force sur le schéma de libéralisation de la CEDEAO, qui a présenté de façon plus détaillée et exhaustive les différentes dérives constatées sur nos routes et surtout au niveau des postes frontaliers, et qui constituent des entraves graves à la libre circulation des personnes et des biens au sein de l’espace communautaire de la CEDEAO et de l’UEMOA. En guise de solution, Le Général Salou Djibo a préconisé, entre autres, de revisiter le concept de frontière ; de gérer les flux à la frontière en améliorant l’efficacité des services au niveau des frontières ; d’instaurer et combiner plusieurs systèmes d’évaluation et de contrôle.
Se penchant sur «les actions novatrices pour une liberté effective de circulation des personnes et d’établissement», le journaliste Sékou Tangara, directeur de l’information d’Africable télévision, a estimé que les tracasseries le long des corridors routiers et des frontières n’ont rien d’une fatalité.
Pour lui, la réponse est dans le respect de l’application des textes librement et solennellement adoptés par les Etats membres à travers notamment la directive N°08-2005 du Conseil des ministres de l’Uemoa relative à la réduction des points de contrôles routiers Etats de l’Uemoa. Il cite aussi la décision 15-2005 du Conseil des ministres portant modalités pratiques d’application du contrôle sur les axes routiers inter-Etats.
Relativement à la mise en œuvre des réformes de la période 2017 à 2018, Pr Wautabouna Ouattara a donné un aperçu sur les efforts menés par certains Etats membres de l’UEMOA et les insuffisances constatées chez d’autres. Parlant des efforts, il a précisé que le taux moyen de la mise en œuvre des réformes est passé de 62% en 2017 à 69 % en 2018. En matière de gouvernance économique et de convergence, il est passé de 66% en 2017 à 68% en 2018. Les réformes sectorielles ont connu une progression de 10%, passant de 63% à 73%. S’agissant des dispositions juridiques, M. Ouattara a évoqué les dispositions générales entre autres la facilitation à l’accès aux emplois, aux activités économiques, aux professions libérales. Quant aux dispositions spécifiques, il y a l’égalité des traitements des citoyens, l’institutionnalisation d’un visa unique Uemoa.
Cependant, déplore-t-il, il a apparait des disparités dans le niveau d’engagement des pays. Aussi, tandis que certains enregistrent des avancées significatives, d’autres restent à la traine. Selon lui, les contraintes majeures en matière de libre circulation et des droits d’établissement consacrés par les articles 91, 92, 93, 94 et 95 du Traité de l’Uemoa, sont la faiblesse de la politique nationale à vocation intégrationniste, la compétence exclusive de certains Etats pour des raisons d’ordre de sécurité, public ou sanitaire, le contrôle intempestif le long des corridors et des frontières.
En termes de recommandations, M. Ouattara a suggéré d’adapter et de compléter l’architecture juridique existant; de mener des consultations nationales impliquant tous les acteurs (Etat, secteur privé et organisations de la société civile), pour une plus grande sensibilisation ; finaliser et vulgariser le guide sur la transposition des textes communautaires ; d’encourager les Etats à solliciter un appui technique et financier de la Commission en établissant et/ou renforçant un cadre d’échange et de travail permanent ; de renforcer les capacités des services compétents des Etats membres impliqués dans le processus de mobilité des personnes dans la région, etc.
D’autres intervenants ont émis toute une batterie d’esquisses de solutions à envisager. Ainsi, s’exprimant sur les Nouvelles approches pour accroître le commerce intra-régional de l’UEMOA, le Responsable de l’Examen des Politiques Commerciales à l’OMC, Dr. Ayissi Jacques Degbelo, tout en indiquant que les postes de contrôle juxtaposés (PCJ) constituent une étape importante en matière de facilitation des échanges au sein de l’UEMOA, a souligné la nécessité d’entreprendre une forte médiatisation des effets attendus en vue d’une réelle prise de conscience des différents acteurs concernés ; la vulgarisation des rapports de l’Observatoire des Pratiques Anormales (OPA) est à encourager ; l’amélioration de l’informatisation et de l’interconnexion entre les Etats concernés, mais également la coordination des opérations entre les administrations concernées.
Conduire la lourde locomotive de l’intégration régionale à bon port…
Pour sa part, Pr N’Galadjo Lamber Bamaba, Coordinateur du Projet d’Appui à la Gestion Economique et Financière (PAGEF), en Côte d’Ivoire, a identifié deux cas de figures qui constituent des entraves à la libre circulation des personnes et des biens dans l’espace UEMOA. Le premier décalage repose sur la persistance de différentiels de taxation de certains produits de part et d’autre de la frontière ou sur la contrebande de produits importés du marché mondial. « Ces flux – non déclarés par définition – sont en décalage avec les textes communautaires, mais s’expliquent par l’insuffisance de la convergence macroéconomique entre les pays de la région », relève-t-il.
Le deuxième cas de figure s’appuie sur les complémentarités au sein du marché régional, entre les bassins de production et de consommation. « Le problème ici n’est pas que les politiques s’opposent au développement du commerce. Au contraire, les pays de l’UEMOA ont officiellement aboli les taxes douanières et les entraves au commerce. Dans les faits, il est admis que les administrations des douanes et de la police n’appliquent pas les textes pour toute une série de raisons. On voit ainsi se développer à grande échelle, un commerce « de contrebande » portant sur des produits autorisés. L’enjeu n’est pas de contourner les politiques, mais de s’adapter au mieux aux pratiques abusives des représentants de l’Etat, ou au non-respect par ces derniers de leurs engagements communautaires.
Sur tous les sujets évoqués au cours de ce forum, les panélistes ont mené des réflexions très approfondies qui, une fois exploitées à bon escient, permettront à la Commission de l’UEMOA de se tracer une voie plus éclaircie pour conduire la lourde locomotive de l’intégration régionale à bon port, et dans les délais escomptés.
Par Assane Soumana, envoyé spécial(onep)