Professeur, quel impact a eu l’insécurité sur les manuscrits anciens et sur leurs gardiens ? Cette situation perdure-t-elle aujourd’hui ?
Comme vous le savez, le contexte sécuritaire actuel est marqué, depuis quelques années, par des actions terroristes perpétrées par des groupes terroristes qui sèment le chaos et la désolation. Les exactions de ces groupes terroristes sur la population civile sont de plus en plus récurrentes et se caractérisent par le prélèvement forcé de l’impôt « zakat », des enlèvements, des assassinats ciblés de chefs traditionnels et de leaders religieux. Ces violences sont non seulement physiques, mais comportent aussi des vols et confiscations de biens culturels parmi lesquels des manuscrits anciens qui sont des patrimoines documentaires et culturels extrêmement précieux.
Vous n’êtes pas sans savoir qu’au début de l’occupation du Nord Mali en 2012, les terroristes ont ciblé les biens culturels, notamment la destruction des mausolées de Tombouctou et la destruction des manuscrits. Donc, c’est pour dire que cette situation sécuritaire que nous vivons, c’est aussi une lutte existentielle qui touche non seulement la vie des personnes, mais aussi l’Histoire, le passé culturel de notre espace. C’est important que ce patrimoine culturel soit préservé, de même que la vie des personnes, des détenteurs, des gardiens de ce patrimoine, pour les générations présentes et futures.
Quelles sont les initiatives publiques et privées qui ont permis de sauver ce qui peut l’être ?
Des stratégies ont été mises en place pour protéger ce patrimoine culturel face au danger lié au terrorisme. En ce qui concerne les manuscrits, depuis 2007, nous avons mis en place au niveau de l’Institut de Recherche en Sciences Humaines (IRSH), le projet intitulé ‘’Prospection, Acquisition et valorisation des manuscrits du Niger’’. L’objectif de ce projet est de localiser, recenser et protéger les sources écrites de notre patrimoine historique et culturel à travers la sensibilisation des responsables des bibliothèques privées afin qu’elles puissent accomplir leurs missions essentielles de conservation, de restauration et de valorisation.
A travers ce projet, nous organisons des missions de prospection des manuscrits auprès des bibliothèques privées pour leur apporter conseils et suggestions en matière de sauvegarde des manuscrits. Dans ce cadre, nous avons eu à faire du terrain dans les régions de Tillabéri, Maradi et Tahoua. Au cours de ces missions, nous conseillons les détenteurs des manuscrits de bien protéger leurs manuscrits contre le pillage, mais aussi contre la destruction. Nous les formons sur les différentes manières de conserver les manuscrits dans de bonnes conditions chez eux.
A côté de ces initiatives publiques et scientifiques, il faut souligner que les Forces de Défense et de Sécurité sont aussi sensibilisées à la question de la protection du patrimoine culturel. A ce niveau, les FDS participent activement à la protection des biens culturels d’une manière générale, et contre les trafics illicites de ces biens culturels. Par exemple la Douane et les Eaux et Forêts font un excellent travail.
Nous intervenons également dans des ateliers de formation et de renforcement des capacités des responsables des bibliothèques privées dans la région de Tillabéri, surtout dans les zones touchées par le fléau de l’insécurité. Mais, il faut aussi dire ici que depuis le 26 juillet 2023 avec l’avènement des nouvelles autorités et la mise en place des nouvelles stratégies coordonnées de lutte contre le terrorisme par les pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES), nous constatons une amélioration dans la situation sécuritaire d’une manière générale au Niger, mais également dans les Etats du Sahel, notamment le Mali et le Burkina Faso. Comme vous le savez, dans les zones frontalières comme le Liptako-Gourma les populations se déplacent avec les manuscrits, mais le retour progressif du climat de paix fait en sorte que la situation se stabilise avec moins de déplacés, ce qui est très important dans la protection du patrimoine culturel ; notamment les manuscrits. Ces derniers sont des objets très fragiles qui ne résisteront pas à des déplacements, à des manipulations fréquentes.
Comme nous le disons souvent, le Niger est un pays extrêmement riche en ressources naturelles, en ressources minières, mais le Niger est aussi très riche en patrimoine culturel avec des sources archéologiques, manuscrites et orales. Des sources historiques dont nous avons besoin pour comprendre notre passé, comprendre d’où nous venons et transmettre des valeurs culturelles aux générations présentes et futures. Il est extrêmement important de sauvegarder ce patrimoine culturel parce que, dans le monde d’aujourd’hui, nous avons besoin de ce repère pour avancer dans tout ce que nous faisons comme projet. On dit souvent « qui n’a pas de passé, n’a pas d’avenir ». Il faut savoir que toutes ces ressources minières sont tarissables, mais le patrimoine culturel dont nous disposons, qui nous a été légué par les générations qui nous ont précédé, est une richesse intarissable mais à condition qu’elle soit protégée et sauvegardée contre les aléas climatiques, le pillage, le vol, l’incendie, etc.
Quelles sont les initiatives en cours et les perspectives pour la sauvegarde de ces documents historiques ?
Nous sommes sur plusieurs projets pour améliorer les conditions de conservation des manuscrits du Niger. Les manuscrits sont conservés dans des bibliothèques privées, mais aussi dans des bibliothèques publiques. Au Niger, la bibliothèque publique en matière de conservation des manuscrits se trouve au Département des manuscrits arabes et Ajami de l’IRSH, de l’Université Abdou Moumouni de Niamey. Les conditions de conservation de ces manuscrits n’ont pas changé depuis des années. Grâce au soutien des partenaires notamment la fondation Gerda Henkel, nous travaillons pour améliorer les conditions de conservation de cette collection en fabriquant des boites de conservation adaptées pour une meilleure conservation des manuscrits. Egalement, il y’a des initiatives au niveau des bibliothèques privées comme la bibliothèque Chétima Mamadou de Zinder qui a été réhabilitée en 2023 avec l’aide des partenaires techniques. C’est également dans ce cadre que, lors d’une visite de l’ambassadeur de la République de Türkiye à Agadez, il a émis le souhait de mettre en place un projet pour améliorer les conditions de conservation des manuscrits disponibles au niveau de la chefferie d’Agadez.
Mais, il faut aussi signaler que le processus de sauvegarde et de protection des manuscrits au Niger est régi par des textes juridiques qui réglementent les conditions de recherche et d’intervention sur les collections qu’elles soient publiques ou privées. Bien entendu, des institutions de recherches comme l’IRSH sont disponibles pour aider dans ce sens. Et c’est très important de respecter le règlement dans la mise en œuvre des interventions de protection et de sauvegarde des manuscrits anciens.
Des érudits musulmans ont réussi, au péril de leur vie, à protéger des manuscrits contre la barbarie des Groupes Armés Terroristes. Quelle est la portée de ce geste ?
Les manuscrits anciens de l’espace Sahélien constituent depuis des siècles un enjeux culturel et géopolitique majeur. On s’interroge toujours sur leurs conditions de conservation et de sécurisation. La matérialité des manuscrits a été plusieurs fois menacée par le passé. Outre les aléas climatiques, les manuscrits ont été la cible de plusieurs évènements historiques notamment, les guerres internes, la colonisation, le terrorisme, etc.
Les savants et leurs œuvres furent la cible des différents régimes impériaux qui se sont succédés en Afrique. Ils furent également condamnés, déportés et contraints à l’exil, leurs œuvres furent détruites ou confisquées. C’est le cas de Ahmad Baba déporté à Marrakech avec sa bibliothèque à la suite de la conquête marocaine. C’est le cas également des manuscrits de Elhadji Omar Tal confisqués en 1890 par le Général Archinard « bibliothèque Umarienne ou fond Archinard » disponible dans la bibliothèque du musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie à Paris.
Les érudits musulmans ont toujours protégé, les manuscrits au péril de leur vie. Certains ont préféré périr que de livrer leurs manuscrits. Dans toute l’histoire culturelle de notre sous-région, les érudits musulmans sont les premiers acteurs qui ont protégé ces manuscrits, au péril de leur vie, contre les envahisseurs, les terroristes, les aléas climatiques, la chaleur, les incendies, le vol, le pillage. Et cela continue actuellement.
Lorsque vous regardez les techniques de conservation vous remarquerez que très souvent les manuscrits sont conservés dans des sacs en cuir fabriqués localement. C’est une technique de conservation qui est typiquement sahélienne. C’est important de savoir que, face aux nouvelles technologies de conservation telle que la numérisation, il ne faut pas oublier aussi les anciennes techniques de conservation. Comme nous le disons souvent, si ces manuscrits n’étaient pas protégés et bien conservés, nous n’allons pas les trouver. C’est important que les érudits musulmans soient impliqués dans le processus de protection des manuscrits.
Dans quel état d’esprit se trouvent-ils aujourd’hui, ces héros anonymes ?
Il faut noter que tout ce patrimoine manuscrit a été écrit, rassemblé par des auteurs africains, nigériens comme Boubou Hama. Ces collections ont été écrites par des auteurs nigériens et ont traversé des siècles, des générations et des générations. Parmi ces auteurs nous avons Ahmad Baba de Tombouctou, Sidi Al-Mukhtar Al-Kunti, Abdourahmane As sadî, Mahmoud Katî, Ousman Dan Fodio et une bonne partie de sa famille : Abdoullaye Dan Fodio, Mohamed Bello, sa fille Nana Asmaou. Nous avons aussi Elhadj Omar, le Cheick Marhaba de Bobo Dioulasso. Ce sont des oulémas, des générations d’intellectuels, qui ont écrit bien plus que les intellectuels d’aujourd’hui et surtout avec peu de moyens. Cheick Ousman Dan Fodio a écrit par exemple plus de 100 titres. Non seulement ils ont mis le temps d’écrire, mais ceux qui n’écrivaient pas ont mis du soin pour protéger ce patrimoine culturel. C’est en ce sens que ces oulémas, à mes yeux sont des héros. Il faut savoir que nous avons nos propres techniques locales de conservation du patrimoine culturel, que ça soit des manuscrits ou des monuments.
Quel est votre appel à l’endroit des nouvelles autorités pour la valorisation des manuscrits nigériens ?
La protection du patrimoine culturel d’une manière générale, et des manuscrits en particulier, est une question de souveraineté. La souveraineté passe, il est vrai, par la défense de la patrie mais, c’est aussi la protection du patrimoine culturel. C’est extrêmement important que nos Etats participent à la protection et à la valorisation du patrimoine culturel. Tous les jours on voit sur les réseaux sociaux des cas de pillages, notamment en ce qui concerne l’archéologie.
La recherche est réglementée au Niger. On ne se lève pas comme ça pour aller fouiller dans une bibliothèque privée, ou creuser des sites archéologiques. C’est très important à ce que les textes soient respectés en matière de recherches et de fouilles. Aussi, des actions doivent être menées pour soutenir les bibliothèques publiques et privées. C’est important que les autorités mettent les moyens pour améliorer les conditions de conservation, mais également pour développer la recherche et valoriser ce patrimoine culturel pour le bien commun et pour les générations présentes et futures.
Propos recueillis par Souleymane Yahaya (ONEP)