« On ne peut pas vivre avec la mémoire d’autrui » dixit Kizerbo
Notre souveraineté serait incomplète, si nous ne remédiions pas aux séquelles du colonialisme. Elle serait lacunaire, si nous ne nous affranchissions pas des illusions de l’indépendance. Elle serait feinte, si nous ne déjouions pas les ruses du néocolonialisme. Au nombre de celles-ci : L’universalité qui s’arrête où commence le continent africain ; Les droits de l’Homme, qui n’est pas Africain ; La démocratie, cheval de Troie du néocolonialisme.
Je considère la trinité colonialisme-indépendance-néocolonialisme comme un continuum dont les éléments concourent à notre domination. L’indépendance est un relais, intermédiaire entre le colonialisme et le néocolonialisme, elle est aussi le lieu où le colonialisme se métamorphose, prend des apparences nouvelles en vue de pérenniser la domination.
Mais, quelque rusé qu’il paraisse, le néocolonialisme n’est pas ingénieux, car il use des mêmes stratagèmes que le vieux colonialisme.
Le colonialisme s’est appuyé sur une élite façonnée à son image : « Les Evolués ». L’assimilation, la servilité, la foi dans la mission civilisatrice, lui ont valu quelques faveurs et privilèges. Ces « Evolués » croyaient béatement en l’égalité pendant que leurs semblables croupissaient sous le Code de l’indigénat. Quelle bévue !
Sage l’Ancien, habitant de « La ferme des animaux », savait lui-même que « Tous les animaux sont égaux, mais (que) certains sont plus égaux que d’autres ». A l’instar du colonialisme, le néocolonialisme s’appuie sur une élite locale, nourrie à l’universalisme, aux droits de l’Homme et à la démocratie. En vérité, cette élite imbue d’elle-même ne connaît ni l’essence ni l’histoire de la démocratie. Ce qui importe pour elle, c’est d’imiter le modèle démocratique placé sous ses yeux afin de mériter la reconnaissance du maître.
J’observe la jactance des « Evolués » des temps néocoloniaux, civilisés parce que démocrates, qui réclament un retour à l’ordre constitutionnel normal, et je ris à m’en décrocher la mâchoire. L’ordre vient d’outre-mer ; La Constitution est parodie ; La norme est étrangère.
Il me vient à l’esprit qu’en juin 1990, à la Baule, le renard, le rusé Mitterrand, après leur avoir présenté son schéma démocratique, après avoir lié l’aide de la France aux efforts accomplis pour aller vers la démocratie, leur tint ce langage : « la démocratie est un principe universel. Mais il ne faut pas oublier les différences de structures, de civilisations, de traditions, de mœurs. Il est impossible de proposer un système tout fait. La France n’a pas à dicter je ne sais quelle loi constitutionnelle qui s’imposerait de facto à l’ensemble des peuples qui ont leur propre conscience et leur propre histoire et qui doivent savoir comment se diriger vers le principe universel qu’est la démocratie ».
Puis, à l’instant même où il s’ingère dans les affaires africaines, il déclare : « Nous ne voulons pas intervenir dans les affaires intérieures. Pour nous, cette forme subtile de colonialisme qui consisterait à faire la leçon en permanence aux Etats africains et à ceux qui les dirigent, c’est une forme de colonisation aussi perverse que toute autre ».
Le maitre en néocolonialisme s’adressait à des pasticheurs. Ils savaient qu’ils se contenteraient d’imiter le modèle qu’ils avaient sous les yeux, parce qu’ils étaient trop entrés dans la civilisation occidentale mais pas assez dans la civilisation africaine, parce qu’ils ignoraient ou méprisaient ce que leurs ancêtres avaient accompli en démocratie.
Il est évident que le modèle démocratique reproduit par l’élite locale contribue à l’élargissement de l’influence et au maintien de la domination occidentale, et donc à la pérennisation du néocolonialisme. « Système représentatif, élections libres, multipartisme, liberté de la presse, indépendance de la magistrature, refus de la censure », tel est le schéma tracé pour nous.
En pratique, la représentation est proportionnelle à la capacité d’acheter des consciences. Les élections sont financées par les partenaires dits techniques et financiers, les groupes d’intérêts et les Etats étrangers imposent des hommes liges, la tricherie et les manipulations de résultats sont florès. Les partis politiques sans idéologie ni programme prolifèrent et ne songent qu’à capter des subsides. La presse est soudoyée, la magistrature est corrompue. On bâillonne et embastille. Mais il n’y a là rien de nouveau, car le colonialisme utilisait les mêmes méthodes.
Que l’on ne se trompe pas, il n’y a d’universel parmi les hommes que le désir de liberté et d’égalité. Ces aspirations profondes ne sont ni grecques ni occidentales, mais humaines. La démocratie est association de la liberté et de l’égalité dans le gouvernement d’un peuple, la participation (directe ou indirecte), libre et égale de tous au gouvernement.
Parlant de démocratie, les Occidentaux ne ratent aucune occasion de revendiquer une légitimité historique remontant à la Grèce antique, foyer de leur civilisation. On ne peut pas le leur reprocher. Est-ce juste, normal et décent que nous réclamions la même légitimité, et que nous fondions notre pratique démocratique sur une histoire et une civilisation qui ne sont pas les nôtres ? Joseph Ki-Zerbo aurait répondu : « On ne peut pas vivre avec la mémoire d’autrui ».
Au Ve siècle av. J.C., les Athéniens ont donné le nom de « démokratia » à la manière particulière dont ils ont organisé la participation libre et égale à la gestion des affaires de la cité. L’étymologie du terme : démos (peuple) et kratos (pouvoir), et la propagande occidentale à l’œuvre depuis plusieurs siècles, laissent entendre que la démocratie est le pouvoir du peuple. En vérité, au moment où la démokratia naissait à Athènes, la cité comptait 350.000 habitants. Seulement 20.000 avaient des droits politiques et participaient au gouvernement. La très grande majorité, soit 330.000 habitants, constitués de femmes et d’esclaves, n’avait point de droits politiques.
Jusqu’au milieu du XXe siècle, la démocratie n’était que faussement « pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple », et quand elle en a eu les apparences, elle a dû s’adapter aux coutumes, mœurs et habitudes différentes des nombreuses contrées occidentales. Mais laissons là la mémoire des autres, pour nous occuper de la nôtre.
Organiser politiquement nos sociétés suivant le modèle démocratique occidental, c’est véritablement vivre avec la mémoire d’autrui. Or, « pour affronter l’avenir », j’entends ici la souveraineté, nous devons retrouver ce qui nous manque le plus c’est-à-dire : une vision de notre passé, cette vision du passé qui permet de découvrir des régimes politiques qui n’excluaient ni les femmes ni les esclaves qui pouvaient occuper les plus hautes fonctions de l’Etat : reines, ministres, chefs de guerre, etc., contrairement à ce qui se faisait dans la démocratie athénienne.
Faire échec au néocolonialisme, bouter son cheval de Troie démocratique hors de nos murs, exigent que nous nous réappropriions la démocratie. Et pour que nos peuples s’y reconnaissent, il est indispensable que nous fassions appel à la mémoire collective, que nous ouvrions les archives qu’elle contient, et consultions les événements, faits, et expériences qui y sont consignés. Nous devons nous attarder sur les pages consacrées à l’organisation politique du Ghana, du Mali, du Songhay et du Kanem-Bornou. Nous gagnerons à étudier les Constitutions du Mossi et du Cayor, à participer à l’élection du Sarki dans les cités haoussa, au choix du Moro Naba, du Damel et du Maï, à prendre conseil auprès des Premiers ministres Galadima des cités haoussa et du Kanem-Bornou et celui du Cayor, le Diaraff N’Diambour, à assister aux sessions du parlement bicaméral du Dahomey, celles de la chambre des hommes et celles de la chambre des femmes qui avaient les mêmes prérogatives. Nous devons visiter le Toumbouctou du XVIIe siècle décrit dans les termes qui suivent par Mahamoud Kati dans son Tarikh el-fettach : « En ces temps-là, Toumbouctou n’avait pas sa pareille parmi les villes du pays des Noirs pour la solidité de ses institutions, les libertés politiques, la pureté des mœurs, la sécurité des personnes et des biens ». Nous devons enfin honorer de notre présence la prestation de serment du Balé, chef de la cité yorouba élu par le Conseil des notables : « Je jure d’être à tout instant à la disposition du peuple, d’être aux côtés des plus pauvres et des malades. Je jure de rendre la justice, sans distinction aucune des catégories sociales ».
D’aucuns après avoir parcouru ce texte parleront de passéisme ou de simple retour aux sources. Ils n’auront pas compris que le propos est d’investir le passé dans le présent afin de garantir l’avenir. D’autres y verront de l’anti occidentalisme, je leur réponds par la bouche du Père Alexis Kagamé : « Nous ne pouvons pas être ignorants de ce que nous savons », et par celle de Boubou Hama : « Il y a des moments où ce qui est bon pour la France – et j’ajoute pour l’Occident – n’est pas bon pour nous ». Je clos ce chapitre en évoquant le rendez-vous du donner et du recevoir de Léopold Sédar Senghor. A ce rendez-vous l’Afrique a beaucoup donné, elle a trop donné, qu’elle reçoive n’est que justice.
Refuser le modèle démocratique occidental, c’est refuser le néocolonialisme. Mais le néocolonialisme n’est pas seulement le fait des anciennes puissances coloniales en Afrique, le moyen de maintenir son hégémonie pluriséculaire. Cette hégémonie qui a déjà vécu six (6) siècles ne peut échapper à la loi de l’entropie. Nous assistons à la lente dégénérescence de l’hégémonie de l’Occident et à la fin de l’impérialisme dont le néocolonialisme est la phase ultime. Il faut néanmoins se garder de crier victoire, car le néocolonialisme est une hydre. Étêtez-la, il lui reste encore plusieurs têtes.
Farmo M.