Dans le domaine de l’économie, les États sont traditionnellement perçus comme des acteurs clés dans la régulation des marchés y compris de l’emploi, la redistribution des richesses et la promotion du développement économique. Cependant, ces dernières années, on observe une tendance à la remise en question de cette vision du rôle de l’État, notamment en raison de la montée en puissance des entreprises multinationales, de la mondialisation des échanges, de l’influence croissante des institutions économiques supranationales et de l’émergence d’acteurs non étatiques influents.
Depuis quelques années, la frontière entre l’État et le marché est devenue floue. Cette porosité s’est ancrée dans les années 1980, lorsque la typologie anglo-saxonne de gouvernance publique, pragmatique et inductive, opposée à un contexte euro-africain et déductif, s’est imposée.
Progressivement, les réponses idéologiques et collectives formulées par le pouvoir politique se sont égrenées et atomisées en des adaptations marginales destinées à accompagner la mutation de l’économie. Cette transformation – épanouie par la mondialisation et la diffusion planétaire du capitalisme anglo-saxon – s’est juxtaposée à l’irradiation de l’économie de marché. Aujourd’hui, telle une nappe d’huile qui s’étend, des hommes d’affaires et des entreprises privées détiennent plus de pouvoir que certains États. Ils déplacent les centres de croissance. Ils imposent un ordre institutionnel innommé, en phagocytant les leviers de l’autorité régalienne à leur bénéfice actionnarial, s’en régalant au passage.
La soumission aux lois de l’économie
Si les termes d’économie mixte se référaient naturellement à une configuration étatisée et sociale de l’économie, c’est aujourd’hui du côté libéral qu’il faut rechercher la mixité de l’expression publique et de la dominance du marché. La sphère de réflexion politique s’étant amoindrie au profit d’une adaptation de la gestion de la cité aux flux de l’économie, la zone d’influence relative des pouvoirs législatifs et exécutifs s’est inévitablement déplacée en faveur de cette dernière. Ainsi l’attribut politique de l’État s’est lentement mais sûrement érodé pour se transformer en technostructure – écosystème opaque – imbriquée dans le marché et destinée à en faciliter la mutation et l’optimisation constantes. Ledit marché digère d’autant plus la sphère politique que les principaux attributs propres à l’État, à commencer par la monnaie, sont désormais subordonnés à un ordre marchand supérieur, particulièrement dans notre zone monétaire.
Les exemples de cette soumission de l’État, consciente ou inconsciente, aux desiderata du marché sont légion. Ainsi, subrepticement, le corpus de lois se transforme en un réseau de normes émanant d’une zone grise, d’un espace tampon, établie entre des entreprises, des lobbies invisibles et des gouvernements et au sein de laquelle l’État devient diaphane. Ces normes ne sont pas absolues, mais s’expriment en relativité par rapport à l’évolution marchande. À titre d’illustration, la politique budgétaire d’un pays qui soumissionne le niveau de qualité de son endettement public à des agences de rating ressortissant à l’économie privée. Cet endettement public est lui-même souvent soumis au droit étranger : nombre de nos pays d’Afrique subsaharienne, volontairement ou sous les « conseils » appuyés des Institutions de Bretton Woods, empruntent sous droit anglo-saxon ; c’est-à-dire sous un droit jurisprudentiel et contractuel, très éloigné du contexte civiliste ou musulman pour le cas du Niger. Ainsi, la valeur d’un État ne se mesure plus en fonction de ses capacités réelles de développement harmonieux, mais en fonction de l’idée d’influence que les marchés lui accordent. On argumentera que cette évolution est choisie et non imposée. Pourtant, l’État ne disparaît pas mais mute en prolongement de l’économie de marché. Certains évoquent même une évolution vers un rôle d’huissier ou de notaire des marchés financiers.
L’intrusion de l’entreprise dans le régalien
Quoi qu’il en soit, la souveraineté des États dans le temps et l’espace disparaît graduellement, ce qui est singulier. L’État et l’économie ne peuvent en effet se confondre. Malgré ce que d’aucuns tendent à prétendre, on ne gère pas un État comme une entreprise. L’entreprise est, par essence, en quête de monopole et obéit aux lois de rentabilité du marché qu’elle essaie d’influencer. L’État se gère quant à lui dans le subtil équilibre de la prospérité individuelle et de la solidarité collective. Cet équilibre suppose une orientation de politique économique. L’économie ne pouvant se prévaloir d’aucun absolutisme, il n’existe pas en principe de choix économique qui ne soit politique.
Le rôle secondaire que l’on semble vouloir attribuer à l’État est donc perceptible dans de nombreux domaines. C’est le cas de l’enseignement supérieur. Le choix de ses grandes orientations reste l’apanage des pouvoirs publics, mais progressivement, à coups de « soft power » et de financements « de recherche », des entreprises privées parviennent à en modifier la nature et le contenu afin de l’aligner, de manière utilitariste, sur leurs objets sociaux. Cela constitue des économies d’efficience contestables dans un contexte économique caractérisé par la nécessité d’une productivité immédiate. L’objectif de l’université n’était-il pas d’apprendre à réfléchir plutôt qu’à fonctionner ? L’université n’est-elle pas la fille aînée de la République ?
Le pouvoir judiciaire est lui aussi concerné par cette « infiltration ». Des entreprises privées, émanant essentiellement du secteur technologique, parviennent aujourd’hui à paramétrer les prononcés de justice. Cette évolution peut être considérée comme un gain d’efficience, même si elle dilue incidemment la frontière entre avocats privés et juges. En même temps, on peut s’interroger sur la perte prévisible de la pertinence du choix décisionnel humain, qui sera tôt ou tard mis en concurrence avec la machine. La justice sera bientôt rendue, au fil des stratégies élaborées par l’Intelligence Artificielle, grâce à l’application de rigoureux syllogismes préprogrammés.
Le domaine de la discipline sociale n’échappe pas non plus à cette évolution. La police, la gendarmerie et l’armée, forces armées de l’État, obtiendront bientôt le support de l’intelligence artificielle pour la prédiction de la stabilité de l’ordre public et pour la gestion des conflits. La Douane et les Eaux et Forêts feront de même dans leur domaine.
Enfin, notons que les meilleurs alliés des États sont désormais les réseaux sociaux, à plus d’un titre. Si certains prédisent, à tort, leur implosion sous les fake news, on observe plutôt leur dominance croissante et une orientation vers un partenariat avec les États- vassaux qui doivent admettre qu’ils connaissent désormais mieux leurs citoyens qu’eux-mêmes. Sans doute possible, les GAFAM deviendront des supports étatiques tout en déchargeant les États de nombreuses tâches pour lesquelles la technologie permet des progrès foudroyants : diffusion des connaissances, progrès médicaux, gestion logistique de la cité, assurabilité des personnes et des biens, traçabilité parfaite des flux monétaires, surveillance des déviances par rapport à des normes imprécises, etc.
Sous l’angle sociologique, on constate que cette évolution du rôle de l’État est favorisée par l’architecture politique des pays anglo-saxons. Dans cette sphère, les carrières des décideurs se caractérisent en effet par une mobilité entre les secteurs public et privé. L’État y est au service du marché. Cela donne naissance à une gentry politico-financière qui délaie l’action politique dans une confusion d’intérêts.
Sur notre continent, la juxtaposition des différents acteurs des sphères politique, syndicale et patronale entretient un mouvement de consensus mais englue l’action publique dans son inféodation à l’économie, et ceci, dans une confusion complète d’intérêts. Même les entreprises publiques, c’est-à-dire celles détenues par l’État, en demandant le détachement. À nouveau, l’État n’est pas démantelé mais dilué dans des théories de l’efficience des entreprises privées.
Le retour au régalien, remède à la perte d’essence de la démocratie représentative
Quel pourrait être l’aboutissement de nos sociétés dans ce contexte caractérisé par la délégation de nos consciences et acquis culturels à des fluences des réseaux sociaux non seulement soumis à l’instantanéité de l’information, objective ou manipulée, mais aussi dominés par l’expression la plus autoritaire du marché, à savoir le monopole économique spéculatif ? Certains préconisent la mutation des démocraties représentatives en démocraties participatives, mais ce pourrait être une erreur fatale puisque cela accentuerait la délégation de l’expression politique aux règles du marché. D’autres envisagent des despotismes éclairés avec la question de savoir qui apportera la lumière dans des communautés dominées par des monopoles informationnels privés. Sommes-nous occupés à glisser vers des ploutocraties oligarchiques teintées d’un ordre consumériste avec le consentement non éclairé du peuple, consommateur et électeur ? Si tel est le cas, serions-nous capables d’entretenir un sens critique suffisant pour fonder notre acuité politique ? En effet, afin de tendre au respect des impayables engagements sociaux à une population jeune qui a « perdu la main » ou plutôt ne l’a jamais eue, même sur la gestion de ses propres infrastructures, nos États n’auront d’autres choix que de renforcer, de manière paradoxale et schizophrénique, leur caractère autoritaire.
La perte ou la dilution des attributs régaliens des États dans le domaine de l’économie soulève des questions cruciales quant à la capacité des gouvernements à assurer la stabilité économique, la justice sociale et le développement durable. Face à la montée en puissance d’acteurs non étatiques et à l’interdépendance croissante des économies à l’échelle mondiale, il devient impératif pour les États de repenser leur rôle et leurs politiques économiques afin de relever les défis de la mondialisation et de garantir le bien-être de leurs citoyens. Il est ainsi essentiel d’engager un dialogue constructif entre les différents acteurs économiques pour trouver des solutions innovantes et inclusives qui permettront de concilier efficacité économique et justice sociale dans un contexte de dépouillement des attributs régaliens des États.
L’ampleur de ce défi politique est vertigineuse. L’État doit être restauré dans ses fonctions régaliennes. Son rôle de premier plan est d’encourager l’initiative entrepreneuriale privée, de combattre les monopoles et les rentes de situations anticoncurrentielles ainsi que de formuler un cadre de redistribution juste. En effet, l’économie capitaliste ne coïncide pas avec un pouvoir public chétif. À l’instar du capitalisme tempéré et rhénan qui précéda les années 1980, il lui revient de combattre et de démanteler les monopoles et les oligopoles afin de dépasser le rôle secondaire que le marché souhaite lui faire endosser. Ce combat-là est prioritaire voire intemporel.
Hamma HAMADOU (ONEP)