
Dr Youssoufa Halidou Harouna,
En tant que critique de cinéma et spécialiste en études cinématographiques, quelle est pour le cinéphile ou le cinéaste l’utilité du travail que vous faites?
Exercer le métier de critique de cinéma et spécialiste en études cinématographiques demande des compétences, une responsabilité sans faute afin d’éclairer les cinéphiles, je dirai la population sur les enjeux et surtout la portée du cinéma pour une nation, un peuple, un État. L’utilité du travail de critique est triple pour le cinéphile ou le cinéaste en ce sens que la critique cinématographique permet dans un premier temps de promouvoir le film pour ensuite le préserver et enfin de se remémorer.
La critique cinématographique est un métier qui promeut artistiquement un film au-delà des salles de cinéma. Elle est le carburant de l’œuvre filmique comme l’adaptation filmique qui pérennise la vie de l’œuvre littéraire.
Pour cela, il s’agit pour moi dans les critiques, conférences, communications, analyses, de tenir compte de l’environnement du film, car en effet, le critique ou l’universitaire est un produit de sa société, donc ne peut et ne doit ignorer ce détail de grande importance. Ces métiers nécessitent alors de s’outiller techniquement sur le langage cinématographique (images, son, montage, jeu de rôle, valeurs de plans…) pour pouvoir faire une lecture efficace du film et contribuer à l’éducation à l’image et la culture cinématographique.
Expression artistique émanant des réalités sociales, le film est devenu un véritable outil de sensibilisation, d’éveil de conscience et de propagande sur de multiples défis sociétaux (environnement, culture, économie, politique, histoire…). Les films (Le Wazzou polygame (1970) ; L’Exilé (1980) d’Oumarou Ganda ; Guimba, un tyran, une époque (1995) de Cheich Oumar Sissoko ; Yaaba (1989) d’Idrissa Ouedraogo) des cinéastes africains sont de parfaites illustrations. Au critique de cinéma alors de par sa technicité, sa maîtrise du langage de décortiquer le récit filmique et le rendre très accessible aux lecteurs, etc.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la critique cinématographique au Niger même s’il manque ces dernières années d’événements comme le festival Toukountchi qui constitue un cadre idéal pour apprécier des films ?
C’est l’occasion ici pour moi de remercier de vive voix nos devanciers dont Harouna Niandou, Sani Souley Manzo et bien d’autres. Sans leurs critiques, il serait aujourd’hui difficile de connaître les parcours de nos cinéastes, des films nigériens et même pour nous d’embrasser ce beau métier de la critique
Néanmoins, il faut reconnaître qu’au Niger, la critique cinématographique est peu ancrée dans les mœurs du septième art nigérien. Une grande partie des professionnels du cinéma ont une interprétation très éloignée des principes de la critique. Lesquels consistent à faire vivre des émotions sensorielles chez le spectateur, en le gardant en éveil tout au long de sa lecture ou de son écoute.
En plus de l’histoire du film que le cinéaste appuie artistiquement par des techniques, les personnages ou autres (comédiens), le décor, l’image, le son, le bruitage, les valeurs de plans, le montage pour donner plus de vivacité, de dynamisme au récit ; la critique du critique fait voir le film de manière imagée. La critique cinématographique reste une action de l’esprit sur l’esthétique, le symbolique et permet de se reconnaître dans le récit filmique ou de se remémorer l’histoire. Et, ceci dans le but d’expliquer et faire aimer le film. Elle est tout simplement un savoir-faire, une science.
Cependant, il reste beaucoup d’efforts pour les critiques avertis du pays afin de faire du métier, un secteur qui compte dans la filière du cinéma au Niger.
Aujourd’hui, de plus en plus de festivals accordent une place de choix aux critiques dans la composition des jurys mais surtout dans l’animation cinématographique. Il en est de même de Toukountchi Festival du Cinéma Niger qui a intégré Le Prix Paulin Soumanou Vieyra de la Fédération Africaine de la Critique Cinématographique dès sa 3ème édition.
Mais la critique ne peut s’épanouir sans un cadre propice aux activités cinématographiques dans un pays. D’où la nécessité d’une véritable stratégie pour que le cinéma s’épanouisse localement et que le métier de critique joue pleinement son rôle de préservation, de promotion du patrimoine cinématographique et faire du Niger le pays de la critique en Afrique.
Pour ce qui est de l’Association Nigérienne des Cinés Clubs et Critiques de Cinéma(ANCCCC) dont vous êtes le président, quel bilan mettre à son actif depuis le renouvellement du bureau exécutif de la structure il y a trois ans ?
Depuis sa création officielle en juillet 2015, l’Association Nigérienne des Ciné-Clubs et Critiques de Cinéma (ANCCCC) se distingue à travers ses multiples actions pour promouvoir le cinéma nigérien. On peut citer, entre autres ; l’installation des Ciné-Clubs dans plusieurs établissements scolaires à Niamey, des formations en initiation à la critique cinématographique et l’éducation à l’image, des ateliers de formation en scénario, production-réalisation, la création de l’un des plus grands festivals de cinéma du pays, notamment Toukountchi Festival de Cinéma du Niger qui est à sa 6ème édition. Outre les compétitions des films, ce festival comporte la Semaine de la Critique Cinématographique Nigérienne, le Festival d’Animation en hommage à Moustapha Alassane.
Aussi, entre 2022 et 2023, grâce à l’appui financier des partenaires, l’association a réalisé six (6) ateliers en critique cinématographique au profit des jeunes étudiants en journalisme et en communication et créé 3 ciné-clubs à l’ESSCOM ex IFTIC, l’INJS, l’UDO. Les membres de l’ANCCCC ont participé à plusieurs jurys au niveau international. Dans le même sens, tout récemment, le secrétaire en charge de la formation de l’ANCCCC, en la personne de Souley Moutari, a animé en décembre 2024 une formation d’initiation à la critique cinématographique au bénéfice des journalistes culturels du Tchad, qui ont décidé de mettre en place dans leur pays une association de critiques de cinéma. Auparavant, en octobre, sur sollicitation du réseau des journalistes culturels francophones ouest africains, il a coanimé en ligne plusieurs séances de formation pour des participants de plusieurs pays. Ce sera aussi le cas in sha’a Allah à l’occasion de la 29ème édition du FESPACO pour les activités qu’organise la Fédération Africaine de la Critique Cinématographique(FACC). Le bilan de l’ANCCC est donc assez visible et il y a des perspectives intéressantes.
La sélection Officielle de la 29ème édition du FESPACO prévue du 22 février au 1er mars 2025 a été dévoilée le 10 janvier dernier ; mais on constate qu’il n’y a pas de films venant du Niger pour les compétitions majeures de cette grande rencontre cinématographique d’Afrique et de sa diaspora à l’exception d’une œuvre d’animation de 8 mn. Quel commentaire cela vous inspire?
Tout d’abord en tant que cinéphile, universitaire et critique de cinéma, je mesure combien la situation est préoccupante, car sur 235 films retenus pour les 11 catégories en compétition officielle, il n’y a qu’un seul film nigérien (un film d’animation) au plus grand festival de cinéma d’Afrique, le FESPACO.
Plusieurs raisons expliquent cette dégringolade du cinéma nigérien, à commencer par une faible qualité dans l’écriture et dans le langage cinématographique, donc sur la technicité pour conduire le récit filmique.
De plus en plus, les professionnels du cinéma en Afrique continuent de se former pour répondre aux exigences de qualité des productions filmiques pour pouvoir conquérir les comités de sélection dans les festivals et dans l’exploitation en général. Mais, au Niger, le cinéma est considéré comme un passe-temps, donc pas pris dans toutes ses dimensions. Il est rare de voir, en tout cas pour les films inscrits au FESPACO, ceux qui ont fait l’objet d’un développement pour mieux le concevoir avant la réalisation et la post-production. Pour ainsi dire, que notre cinéma a besoin de renouveau dans sa politique au niveau de l’encadrement et d’une véritable stratégie de production, de placement des films.
Alors, quel est, en votre qualité de critique et spécialiste du cinéma, l’appel que vous lancez aux autorités, institutions nationales en charge du 7ème art et les acteurs de ce domaine au Niger ?
Tout d’abord, permettez-moi de faire ce constat amer sur la méconnaissance des autorités et institutions nationales en charge du cinéma de l’intérêt, la portée de la critique cinématographique. Je pense qu’il faut se donner les moyens de s’imprégner du métier de critique qui est d’une importance cruciale pour le patrimoine cinématographique dans une industrie cinématographique même embryonnaire.
Aussi, les acteurs du cinéma, doivent comprendre que la critique cinématographique est une réflexion sur le patrimoine cinématographique, un travail pour analyser le film et le rendre accessible à la population, qui très souvent est éloignée des salles de cinéma, auxquelles elle n’a pas accès, mais tout simplement parce que ces salles n’existent pratiquement pas, alors qu’elles peuvent contribuer à l’économie du pays à travers la billetterie et la distribution.
Pour la 3ème fois de suite vous participez au jury des Golden Globe Awards, qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Oui, tout à fait, je suis Électeur, autrement dit membre de jury aux Golden Globe Awards pour la 3ème fois consécutive (2022, 80e), 2023, 81e) et en 2024, 82e) qui vient de s’achever le 5 janvier dernier. C’est un événement annuel organbisé aux USA depuis 1944, par la Hollywood Foreign Press Association (HFPA) et qui récompense les meilleures films de l’industrie du cinéma et de la télévision américaine ainsi que ceux d’autres pays. A chaque édition, c’est plus de 300 films qui sont appréciés par les électeurs dans 27 catégories de récompenses (de la réalisation en passant par la production, la distribution et l’actorat) en fiction, série et animation.
En 2024, la HFPA compte près de 300 membres dans son corps votants dont moi, le seul du Niger. C’est une première pour un nigérien à ce niveau du septième art mondial. Des belles expériences et une reconnaissance à l’échelle internationale qui honore le Niger au-delà de ma personne.
Pour la 29ème édition du Fespaco qui s’ouvre le 22 février 2025, vous avez l’honneur de présider le jury de la Semaine de la Critique ; Quelle est la spécificité de ce jury qui se tient pour la première fois depuis la création de cette biennale ?
Effectivement, à partir de cette 29ème édition, une des grandes innovations dans la programmation du FESPACO est celle de l’installation du Jury de la Semaine de la Critique. L’annonce avait été faite par le Délégué Général du FESPACO, M. Moussa Alex Sawadogo, lors de la conférence de presse du 8 août 2024. Et, ma désignation à la présidence de ce jury par le FESPACO honore, à travers ma personne, tout le Niger. Je remercie le FESPACO pour ce choix porté sur ma personne, une reconnaissance de plus d’une quinzaine d’années de pratique du métier ; mais, c’est aussi une responsabilité énorme.
Ce jury qui sera composé de 3 membres dans un partenariat tripartite entre le FESPACO, l’Association des Critiques de Cinéma du Burkina Faso ( ASCRIC-B) et la Fédération Africaine de la Critique Cinématographique (FACC) appréciera une dizaine de films longs métrages, fictions et documentaires. A travers cette première, le plus grand festival d’Afrique (FESPACO) réaffirme ainsi sa volonté de donner à la critique cinématographique africaine une place de choix et d’en faire un métier qui compte dans l’industrie du cinéma à l’instar d’autres grands festivals du monde comme le Festival de Cannes.
Interview réalisée par Souley Moutari