L’économie politique, après avoir été une réflexion sur les finances publiques, est devenue depuis le XVIIIe siècle une réflexion sur la création de la richesse, et ce parce que cette réflexion permettrait d’identifier les moyens d’accroître la base taxable.
« Pauvres paysans, pauvre royaume ; pauvre royaume, pauvre roi », ainsi s’exprimait un des premiers économistes de l’histoire en 1760. Cela signifie que l’État a du mal à collecter l’impôt donc à exister si son assise géographique ne crée pas suffisamment de richesses. L’État de l’économiste est initialement et demeure en partie un collecteur d’impôts. Or, en tant que tel, il est souvent considéré comme un prédateur sournois.
Il faut se rappeler que l’impôt a par le passé été défini comme « la contribution que les particuliers sont censés payer à l’État pour la conservation de leurs vies et de leurs biens. Cette contribution est nécessaire à l’entretien du gouvernement et du souverain ; car ce n’est que par des subsides qu’il peut procurer la tranquillité des citoyens ; et pour lors ils n’en sauraient refuser le payement raisonnable, sans trahir leurs propres intérêts ».
Le service premier et quasi-exclusif rendu par l’État est la tranquillité, qu’en langage plus moderne nous appelons la sécurité, tranquillité qui se concrétise dans la « conservation des vies et des biens » ; ce qui signifie en particulier que ce service inclut implicitement la défense du droit de propriété.
Le consentement à l’impôt repose donc sur deux éléments :
– d’abord une base taxable suffisamment importante du fait du dynamisme économique pour que l’impôt ne soit perçu comme confiscatoire ;
– ensuite, la capacité de l’État de rendre des services reconnus comme tels par la population qu’il taxe, dont le premier est clairement la sécurité.
L’époque actuelle semble marquée par un retour des révoltes fiscales qui se sont succédé pendant des siècles avant de connaitre un reflux après les révolutions américaine et française. Les États qui avaient su au XXe siècle trouver un modus vivendi avec les contribuables au travers du vote du budget par les représentants élus et par une augmentation des services rendus, se heurte ainsi de nouveau au doute et à la résistance. Il va donc lui falloir apprendre la modération en acceptant notamment de se recentrer sur ses missions fondamentales.
La répartition des impôts entre les ménages et les entreprises
Le débat fiscal repose dans notre pays sur l’idée que les efforts des ménages et des entreprises doivent être équilibrés. Pendant des années, si vous proposiez une réforme fiscale diminuant la charge des entreprises, vous deviez proposer en même temps une mesure diminuant d’autant la charge des ménages. Cela revient à dire que la répartition actuelle des prélèvements entre ménages et entreprises est une donnée intangible de notre politique fiscale. Si, en même temps, le niveau actuel de nos dépenses publiques est considéré comme intangible, cela ne peut se faire qu’au détriment de la compétitivité de nos entreprises. Si nos compatriotes veulent garder un niveau de dépense publique significativement plus élevé que les pays comparables, ils doivent accepter que la différence soit exclusivement financée par les ménages.
Depuis des années, beaucoup de gouvernements ont pris conscience de cette difficulté et ont osé briser le tabou et baissé la charge des entreprises sans baisser celle des ménages à due concurrence. Mais l’absence de consensus sur ces politiques les rend fragiles, car susceptibles de ne pas être durables.
Il y a trop peu d’entreprises au Niger et surtout trop peu de grandes entreprises et aucune multinationale d’origine nigérienne. Si l’on veut une croissance durable et attirer certaines activités sur notre juridiction, il faut amplifier la convergence de la fiscalité des entreprises avec celle des autres pays concurrents et sanctuariser cette évolution, à l’exception notable des industries de produits stratégiques du sous-sol.
Les gouvernements ne pourront pas le faire contre les citoyens. Il est donc vital qu’un consensus se fasse sur le fait qu’il n’y a pas d’enjeu d’équité dans la répartition des prélèvements entre les ménages et les entreprises car ce ne sont pas des agents économiques de même nature, pour lesquels on pourrait appliquer le principe d’égalité devant l’impôt. In fine, les seuls besoins à satisfaire sont ceux des personnes physiques et les seuls contributeurs possibles pour permettre une consommation collective sont les ménages. Les entreprises ne sont qu’un lieu où s’organise la production de richesse et où circulent des flux financiers. Tout impôt qu’elles paient va diminuer le revenu d’une personne physique. Or, la façon dont le prélèvement sur les entreprises est répercuté sur les clients, les salariés ou les actionnaires n’est pas maitrisable par les pouvoirs publics et dépend de la situation concurrentielle et contractuelle de chaque entreprise. La taxation des entreprises ne modifie pas la répartition des revenus entre les différentes catégories de ménages (notamment entre les salariés et les actionnaires) d’une façon homogène qui en ferait un enjeu politique. Le seul intérêt de percevoir l’impôt au niveau des entreprises est d’anticiper le paiement et de le sécuriser, et de tenter de faire contribuer des non-résidents. C’est un enjeu technique d’efficacité du système fiscal.
La progressivité ne peut pas être la seule option
Dans notre pays, le débat sur la politique fiscale est aussi phagocyté par la question de la progressivité du prélèvement. Et ce débat se concentre sur l’impôt sur les traitements et salaires et la taxation des patrimoines alors que ces impôts n’ont aucun effet sur la majorité des ménages nigériens qui sont ruraux, sans patrimoine immobilier taxable ou sans emploi formel.
En fait, il y a trois groupes distincts de contribuables :
– Les trois quarts (ceux dont les revenus sont les plus faibles ou qui vivent d’activités économiques informelles) qui n’acquittent pas d’impôts sur le revenu ou vivent en marge de la charge fiscale par le biais d’exemptions et de fraudes, avec la nuance des impôts locaux et la fiscalité indirecte privilégiée par les gouvernements, singulièrement la TVA, et là encore. Faute de déclarations fiscales et en raison des capacités structurellement insuffisantes des administrations fiscales, ils ne sont pas fiscalement identifiés.
– L’essentiel du quatrième quart, pour lesquels l’impôt sur les traitements et salaires est tellement progressif qu’il faut multiplier les ajustements techniques (abattements) pour atténuer cette progressivité.
– Et les entreprises considérées comme les personnes les plus riches, qui sont en fait la véritable cible, et pour lesquelles on assigne à l’impôt une mission impossible : corriger la répartition des revenus résultant du fonctionnement de l’économie. C’est clairement impossible, car il faudrait pratiquer des taux qui ne seraient pas acceptés et qui seraient « fraudogènes ». On le sait depuis longtemps, en matière de rendement fiscal, « les hauts taux tuent les totaux ». Or, le nombre d’entreprises au Niger est trop réduit et en raison des besoins financiers toujours croissants de l’État, elles se sentent déjà à tort ou à raison pressurisées. Jusqu’ici le réalisme a poussé nos gouvernants à renoncer à une politique allant dans le sens de les utiliser comme vecteur d’ajustement social. Mais cela s’est fait le plus souvent contre l’opinion publique, ce qui rend notre fiscalité instable, car le débat n’est jamais clos, l’instabilité qui est le plus grand défaut d’une juridiction fiscale pour tout investisseur qui a besoin de prévisibilité et a naturellement un business-plan.
On arrive à ce paradoxe que l’opinion ressent notre système fiscal comme profondément injuste alors qu’il est probablement un des plus redistributifs ! En fait, le problème est moins lié à la structure de notre fiscalité qu’à l’absence de consensus sur la répartition des revenus avant impôt.
La recherche d’un chemin vers une croissance durable aura une grande influence sur cet aspect de la politique fiscale : si cette évolution s’accompagne d’une réduction des inégalités avant impôt, une meilleure acceptation de la répartition des revenus primaires fera baisser la pression sur la fiscalité ; mais si la marche vers une croissance durable s’accompagne d’un accroissement des inégalités, et que les gouvernements sont amenés à l’imposer aux citoyens contre leur volonté, on assistera probablement à une multiplication de mesures symboliques de taxation « des riches», au détriment de la lisibilité, de la cohérence, et, au final, de l’équité au système fiscal.
Équité et sécurité
Pour revenir au lien entre fiscalité et sécurité, il convient évidemment de préciser ce que l’on doit entendre par « sécurité ». Il y a bien sûr dans ce terme ce qu’on appelle aujourd’hui les missions régaliennes de l’État, c’est-à-dire la capacité à assurer la sécurité physique des hommes et de leurs biens. Mais sur un plan plus économique, on peut assimiler cette sécurité à trois choses.
La première est la fonction d’allocation. L’État doit intervenir sur l’allocation des ressources pour atteindre des objectifs jugés économiquement ou socialement plus satisfaisants que ceux qui résultent du marché. C’est la gestion de ces externalités, composante contracyclique de la politique budgétaire, dont la taxe carbone ailleurs ou la taxe sur les billets d’avion destinée au Fonds mondial de lutte contre le Sida, la Tuberculose et le Paludisme, malgré les difficultés rencontrées pour sa mise en œuvre, demeure un des exemples les plus aboutis et par temps de pandémies, le plus nécessaire. La taxe carbone évolue avec la classe du billet et frappe le confort. Pour l’illustration, en dépit de notre contribution marginale au Fonds, quinze millions de moustiquaires sont en distribution-présaison hivernale dans les foyers nigériens, en 2024.
La deuxième est la fonction de redistribution. L’État doit chercher à réduire les inégalités pour garantir une certaine harmonie sociale. La redistribution, au sens strict du terme, relève du bon usage de la dépense publique car ce dont ont besoin les pauvres, ce n’est pas forcément de l’abaissement fiscal des riches mais d’un bon fonctionnement des services publics qui leur permette d’améliorer leur cadre de vie ou de fournir à leurs enfants au travers des dépenses publiques d’éducation des perspectives nouvelles, dans le cadre une politique d’égalités des chances.
La troisième enfin est la fonction de stabilisation qui est un véritable enjeu de souveraineté. Cela consiste pour l’État à mener une politique économique à même de garantir une croissance équilibrée, c’est-à-dire à même d’assurer le plein emploi sans inflation et sans déficit extérieur. Cela suppose de lisser les aléas conjoncturels, c’est-à-dire les évolutions cycliques mais parallèlement de refuser les aventures soi-disant entrepreneuriales conduisant l’État à s’impliquer directement dans la production et à se substituer aux entreprises privées dans des secteurs non stratégiques.
Les politiques publiques visant à accélérer la transition vers la souveraineté agricole, la souveraineté énergétique, à favoriser la réindustrialisation manufacturière, à lutter contre les changements climatiques, et plus généralement à promouvoir une croissance durable, devront forcément avoir une légitime influence sur la politique fiscale.
Il est fort probable que ces politiques publiques vont largement utiliser la fiscalité comportementale. Mais il y aura sans doute aussi des conséquences sur la structure même de la fiscalité, et notamment sur deux piliers de notre débat fiscal : la part des prélèvements supportée par les entreprises et le rôle « redistributif » de la fiscalité.
La fiscalité comportementale
En matière d’économies d’énergie et de lutte contre les pollutions, la fiscalité pourrait être, avec la réglementation, l’un des outils permettant d’induire des changements de comportements. Elle est particulièrement adaptée lorsque l’on veut influer sur le comportement d’acteurs nombreux, et que l’on vise des changements lents et réguliers par des hausses de prix continues sur une longue période. C’est donc l’outil privilégié pour agir sur le comportement des ménages et des entreprises pour lesquelles le produit concerné n’est qu’un coût parmi d’autres et ne se situe pas dans le cœur de métier, l’industrie lourde relevant plutôt, que ce soit pour l’énergie ou les polluants, de la réglementation internationale.
Mais pour obtenir un changement de comportement, li faut réclamer un impôt à des contribuables (ménages ou entreprises) indépendamment de leur capacité à le supporter, ce qui pose le problème de l’acceptabilité de toute réforme en termes de pouvoir d’achat pour les uns et de compétitivité pour les autres. Toute la difficulté est donc de trouver des modalités qui rendent le prélèvement supportable sans abandonner la finalité du dispositif. Trop de mesures « comportementales » finissent en mesures simplement budgétaires, car il aura fallu renoncer en route à atteindre le taux d’imposition qui aurait forcé le contribuable à changer de comportement.
Pour avoir une chance de réussir une fiscalité comportementale, il faut respecter au moins deux contraintes :
– Ne jamais l’imposer au contribuable qui n’a pas d’alternative. Cela suppose d’afficher à l’avance une trajectoire de montée en puissance du taux d’imposition (à laquelle il faudra se tenir pour rester crédible !), et de prévoir (et annoncer) la montée en puissance coordonnée des politiques publiques qui faciliteront le changement de comportement (aides ou incitations financières pour des politiques étatiques).
– Renoncer à tout effet budgétaire : pour qu’une fiscalité comportementale soit acceptable et acceptée, il faut aller au bout de la logique d’un outil dont la finalité n’est pas de procurer des recettes nouvelles mais de donner un signal prix. Il faut aller jusqu’à restituer la totalité du produit prélevé aux agents économiques concernés, au lieu de s’en servir pour baisser un autre impôt. Il faut donc renoncer au « double dividende » (expression utilisée pour désigner une réforme fiscale qui serait à la fois bonne pour la planète par son effet comportemental, et bonne pour l’emploi, car la recette budgétaire permettrait de baisser les taxes et cotisations pesant sur les salaires). On comprend que ce « double dividende » soit tentant, mais c’est un leurre. Un impôt « punitif » qui atteint son but voit son rendement se réduire comme peau de chagrin, ce qui est souhaitable, puisque son taux est insupportable pour celui qui s’obstine à ne pas changer de comportement. Un tel impôt ne peut donc pas financer durablement la baisse d’un autre impôt.
Si l’on veut qu’un signal prix puisse devenir de plus en plus lourd au fil du temps, sans révolte sociale et catastrophe économique, il faut que la recette soit entièrement restituée aux contribuables concernés. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il faut rendre à chacun exactement ce qu’on lui prélève ! Ceux qui changeront leur comportement seront gagnants et les autres perdants. C’est le but ! Mais il faut que chaque acteur économique puisse faire partie des gagnants, et que cela ne dépende que de lui et pas de la chance d’être dans la bonne catégorie.
Enfin, si on veut être souverains, et je suis convaincu que nous le voulons vraiment, on ne peut faire l’économie d’une réforme fiscale juste parce qu’il n’y a pas de marge de manœuvre politique sans marge de manœuvre budgétaire, et il n’y a pas de marge de manœuvre budgétaire sans marge de manœuvre fiscale. Cela n’est pas tenable avec une économie si informelle. Il est donc nécessaire de mettre en place des politiques fiscales adaptées qui encouragent la formalisation des activités économiques et l’augmentation des revenus fiscaux :
1. Simplifier et rationaliser le système fiscal : réduire les taxes et impôts complexes et opaques qui peuvent décourager la formalisation des activités économiques. Mettre en place un système fiscal plus transparent et compréhensible pour tous.
2. Promouvoir la culture de la déclaration fiscale : sensibiliser la population à l’importance de payer ses impôts et de contribuer au développement du pays. Mettre en place des campagnes de communication et des programmes de formation pour encourager la déclaration fiscale.
3. Renforcer la lutte contre la fraude fiscale : mettre en place des mécanismes de contrôle et de surveillance pour lutter contre la fraude fiscale et l’évasion fiscale. Dématérialiser rapidement les procédures pour éliminer le facteur humain et renforcer les sanctions en cas de non-respect des obligations fiscales.
4. Encourager l’investissement dans l’agriculture : mettre en place des incitations fiscales pour encourager l’investissement dans le secteur agricole et améliorer sa productivité. Cela contribuera à réduire la dépendance vis-à-vis des importations et à dynamiser l’économie locale.
5. Réformer la fiscalité des produits contracycliques : appliquer le droit commun en fiscalité aux industries extractives de minerais et d’hydrocarbures, singulièrement celles qui ne les manufacturent pas au Niger pour une certaine équité fiscale et pour maximiser les recettes fiscales issues de l’exploitation de ces produits stratégiques.
6. Utiliser la fiscalité comme levier de la lutte contre la spéculation des produits de consommation essentielle : instituer une surtaxe sur les superprofits des entreprises qui commercent les produits de première nécessité dont la liste serait établie annuellement par le gouvernement.
7. Mettre en place un système de taxation équitable : réformer le système fiscal pour assurer une répartition équitable de la charge fiscale entre tous les contribuables. Éviter la surtaxation des contribuables les plus vulnérables et mettre en place des mesures spécifiques pour ceux qui sont dans l’informalité.
8. Promouvoir la transparence fiscale et budgétaire : instituer, par exemple, la pratique anglo-saxonne du « name and shame » -politique de dénonciation et de stigmatisation- autant pour l’impôt que la commande publique, afin de dénoncer les mauvais contribuables et les mauvais fournisseurs de l’État.
En réalité, si l’on examine comment croissent les besoins d’un État, on trouvera que souvent cela arrive à peu près comme chez les particuliers, moins par une véritable nécessité, que par un accroissement de désirs inutiles, et que souvent on n’augmente la dépense que pour avoir le prétexte d’augmenter la recette ; de sorte que l’État gagnerait quelquefois à se passer d’être riche, et que cette richesse apparente lui est au fond plus onéreuse que ne serait la pauvreté même. Cela revient à dépenser mieux pour éviter de devoir payer plus.
Pour toutes ces raisons, et pour éviter que ça ne dégénère un jour, l’État et ses agents doivent garder en mémoire qu’ils restent aux yeux de beaucoup davantage des « imposteurs ». Il est alors important de noter qu’une approche globale et concertée entre les autorités publiques, les acteurs économiques et la société civile est essentielle pour lutter efficacement contre l’économie informelle, asseoir la fiscalité de demain et promouvoir le développement économique du pays.
Hamma HAMADOU (ONEP)